Un moine présente les manuscrits de l’église Beata Mariam, à Addis-Abeba, en octobre 2018. / Emeline Wuillbercq

Le moine Estifanos tourne la clé dans la serrure. L’un après l’autre, il retire les volumineux manuscrits de la bibliothèque du sous-sol de l’église Beata Mariam d’Addis-Abeba, ce sanctuaire où gît la dépouille de l’empereur Ménélik II, qui régna sur l’Ethiopie de 1889 à 1913. « Ils sont en relativement bon état », assure le nonagénaire, habit doré sur le dos, alors que l’encre s’estompe des parchemins en peau de chèvre de l’un et que des pages d’un autre sont collées et parcheminées de traces de moisissure. Les plus abîmés resteront dans le meuble fermé, confie un diacre qui fait office de guide. Car pour Abba Estifanos, admettre la détérioration de ces trésors inestimables serait un aveu d’échec. Celui qui veille à la conservation des 150 ouvrages depuis plus d’un demi-siècle se dit « heureux de préserver cet héritage ».

En Ethiopie, où le président français, Emmanuel Macron, doit se rendre mardi 12 mars, il y aurait entre 200 000 et 1 million de manuscrits anciens. Au fil des siècles, les collections, dispersées notamment dans les quelque 40 000 églises de ce pays christianisé dès le IVe siècle et qui compte 43,5 % de fidèles orthodoxes selon le dernier recensement (2007), se sont détériorées, malgré la bonne volonté de nombreux prêtres devenus leurs gardiens. Infiltrations, insectes et rongeurs menacent en permanence cette littérature ecclésiastique hors normes. Dans ces lieux sacrés mal isolés et humides, les manuscrits sont souvent entreposés à même le sol dans le mekdes ou l’ikabet, ces petites pièces qui rassemblent tous les objets précieux et onéreux – ce qui explique qu’on y trouve aussi du carburant. Un monastère du nord abrite ainsi les Evangéliaires de Garima, des manuscrits datant du VIe siècle qui comptent parmi les plus anciennes versions des évangiles illustrés du monde.

Un patrimoine relégué au passé

Au sein de l’Autorité de recherche et de conservation du patrimoine culturel (ARCCH), Hailu Zeleke a conscience de la situation : « Nos manuscrits sont dans un état critique et en danger », déplore le responsable du patrimoine face à cette détérioration due à des méthodes traditionnelles de conservation inadaptées, mais aussi aux vicissitudes de l’histoire. Sous la dictature militaire de Mengistu Haile Mariam (1977-1991), les terrains des églises ont été confisqués, privant les religieux de leurs moyens agricoles de subsistance et entraînant leur paupérisation. Depuis sa chute et l’arrivée au pouvoir du Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF), peu d’efforts ont été faits pour protéger les manuscrits, le pays privilégiant son entrée dans la modernité et son développement économique à la protection d’un patrimoine appartenant au passé.

Cette négligence a laissé la porte ouverte au trafic de manuscrits. Il y a deux ans, Michael Gervers, professeur à l’université de Toronto (Canada), s’est vu proposer l’achat illégal et le transport à dos d’âne d’un psautier de Dawit. « J’imagine que ces sentiers empruntés par les muletiers, qui traversent l’ouest de l’Ethiopie jusqu’au Soudan, sont bien connus pour le transport illégal de toutes sortes d’antiquités vers l’étranger », explique-t-il. Cet historien du Moyen-Age, qui étudie les manuscrits éthiopiens depuis plus de vingt-cinq ans, évoque une chaîne de complicités qui commencerait dès le seuil de l’église : « Un membre de la communauté ecclésiastique met le manuscrit directement ou indirectement à la disposition d’un acheteur », par exemple un touriste ou d’un chercheur peu scrupuleux. Mais pour Michael Gervers, il ne s’agit pas de blâmer les religieux, tant « ils sont pauvres et n’ont rien ».

Face à la disparition progressive de ce patrimoine, il préconise la numérisation des manuscrits afin que les écrits en guèze, cette langue liturgique éthiopienne, ne tombent pas dans l’oubli. Cette pratique de préservation apparue dans les années 1990 a fait ses preuves dans les plus grands musées occidentaux. « Dans les conditions actuelles, les manuscrits éthiopiens ne survivront pas, mais les photographies, oui », assure Michael Gervers.

Une Eglise très protectionniste

Un programme avant-gardiste de microfilmage avait déjà permis, entre 1973 et 1987, de préserver le contenu de près de 10 000 d’entre eux. Hélas, la numérisation n’est plus autorisée en Ethiopie depuis douze ans. En 2007, dans une lettre circulaire, le patriarche orthodoxe éthiopien d’alors – décédé depuis – avait interdit toute photographie des manuscrits par des chercheurs, qu’ils soient éthiopiens ou étrangers. Les dernières numérisations entreprises en 2013 et 2014 dans le cadre du programme international « Archives en danger », soutenu par la British Library, ont contourné cette interdiction grâce à l’appui du bureau du tourisme et de la culture de l’Etat régional du Tigré, dans le nord du pays. Mais depuis, plus aucune autorisation n’a été délivrée – sauf peut-être pour les manuscrits musulmans, qui ne sont pas concernés par cette interdiction.

Certains lisent dans ce texte la méfiance des religieux éthiopiens face aux chercheurs étrangers qui pourraient dévoiler « le secret de l’Eglise » ou mettre en doute les enseignements de la puissante Eglise orthodoxe éthiopienne, très protectionniste. D’après Hailu Zeleke, de l’ARCCH, la question de la propriété intellectuelle de ces documents numérisés et des bénéfices liés à leur exploitation se pose également : « Quels avantages en tirent les gardiens qui veillent sur les manuscrits depuis longtemps ?, demande-t-il. Et les églises où ils sont conservés ? Et l’Ethiopie ? »

L’accessibilité au plus grand nombre fait aussi débat. Mehmir Daniel, directeur de la communication de l’Eglise orthodoxe éthiopienne, pointe les potentiels dangers de la numérisation, puisqu’en renseignant les internautes sur la présence de ces trésors sacrés en Ethiopie, ceux-ci peuvent facilement être dérobés. Il garde un mauvais souvenir des vols successifs de manuscrits emportés par les soldats britanniques au XIXe siècle, puis par les Italiens qui ont occupé le pays de 1936 à 1941. « Une fois photographiés, ils n’auront plus de valeur sur le marché car ils seront automatiquement identifiés comme des manuscrits volés », rétorque Michael Gervers.

Une culture muséographique balbutiante

Pour l’instant, la conservation de ce patrimoine en voie de disparition est un vœu pieux. D’autant qu’il n’existe aucune école permettant de former les jeunes à la protection des objets sacrés et que la culture muséographique balbutiante du pays ne permet pas d’envisager à court terme de les exposer. « Mettre un objet dans un musée en Ethiopie, c’est signer son arrêt de mort. Les manuscrits sont mieux dans les églises », affirme Michael Gervers, qui souhaiterait la création d’un centre indépendant pour la conservation et la préservation des objets en danger et une levée immédiate de l’interdiction sur la numérisation.

« Nous ne sommes pas contre la numérisation, jure pour sa part Mehmir Daniel. Mais cette technologie doit être bien comprise. » L’Eglise veut d’ailleurs s’en charger elle-même. Elle a mis en place il y a quelques années un département consacré à cette technique. « L’institution est la gardienne de ces manuscrits et a la responsabilité première de les préserver, avec la collaboration d’organismes locaux et internationaux. Mais nous avons encore besoin de soutien technique et financier », poursuit Mehmir Daniel. Pour l’heure, les travaux de numérisation n’ont pas vraiment commencé. Pour Bayenew Melaku, maître de conférences à l’université d’Addis-Abeba, cette inaction met en péril la survie de manuscrits qu’il est indispensable « de préserver afin de les étudier », au lieu de les laisser être grignotés par les rats.