Réputé comme l’un des meilleurs chefs de la scène contemporaine au point d’être désigné parfois comme le « Boulez allemand », Michael Gielen, dont le répertoire s’étend de Bach à la création contemporaine, de la littérature symphonique à l’opéra, restera aussi comme un immense mahlérien. Le chef d’orchestre et compositeur allemand d’origine autrichienne, qui avait pris sa retraite en 2014 pour raisons de santé, est mort le 8 mars à l’âge de 91 ans dans sa maison d’Innerschwand-am-Mondsee, non loin de Salzbourg (Autriche)

Michael Gielen était né le 20 juillet 1927, à Dresde, dans une famille d’artistes. Son père, Josef, metteur en scène de théâtre et d’opéra, participera à la création d’Arabella et de La Femme silencieuse, de Richard Strauss. Sa mère, actrice, a interprété à Dresde le Pierrot lunaire de Schönberg, tout comme son frère, le compositeur et pianiste Eduard Steuermann, élève du maître viennois à Berlin.

En 1938, la famille, dénoncée au régime nazi – la mère est juive – s’exile à Buenos Aires, où le jeune Michael étudie le piano et la composition. Il deviendra assistant et pianiste accompagnateur au Teatro Colon, travaillant au contact de Wilhelm Furtwängler, Karl Böhm et Erich Kleiber – il se lie d’amitié avec le fils de ce dernier, Klaus. A 22 ans, il commence une carrière de pianiste dans la capitale argentine avec une intégrale de Schönberg, avant que la famille ne revienne s’installer à Vienne en 1951. C’est là que cet autodidacte de la direction devient répétiteur et chef assistant à la Wiener Staatsoper (de 1954 à 1960), avant d’accepter l’Opéra de Stockholm, où il est premier chef jusqu’en 1965.

« Cet art reflète les conflits d’aujourd’hui »

Partie de la musique de son temps, la baguette de Gielen remonte le courant, aborde Mahler puis le répertoire romantique, de Brahms à Beethoven, enfin le classicisme viennois avec Mozart et Haydn. Son intérêt pour le XXe siècle ne se dément, cependant, pas. A Cologne, en 1965, il crée le Requiem de György Ligeti et Die Soldaten de Bernd Alois Zimmermann, qu’il imposera comme l’un des ouvrages lyriques majeurs de l’après-guerre, et contribue à la résurrection d’opéras oubliés (Die Gezeichneten, de Franz Schreker).

« Je considère comme mon premier devoir de jouer la musique de notre temps, parce que cet art reflète les conflits d’aujourd’hui, déclarait-il dans un entretien à “Libération” en 1995. Si le public se limite au “Chevalier à la rose” de Richard Strauss, autant lui recommander un whisky-soda et une douche, c’est meilleur. »

Invité régulier de l’orchestre symphonique de la radio de Stuttgart dès 1969, Gielen devient directeur artistique de l’Orchestre national de Belgique (1969-1972) avant de prendre pour trois ans la tête de l’Opéra national néerlandais en 1973, époque où il enregistre la bande-son du film Moïse et Aaron, de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Mais c’est à l’Opéra de Francfort, où il est nommé directeur général de la musique en 1977, qu’il met en œuvre ses convictions, défrayant la chronique.

S’il a hérité musicalement, via son oncle, Eduard Steuermann, des convictions de Schönberg – une interprétation intransigeante des textes fondée sur une parfaite connaissance des partitions –, c’est en disciple du philosophe allemand et sociologue marxiste Theodor Adorno qu’il nourrit ses convictions sur le rôle de l’art dans la société. Francfort, devenu le fief de l’avant-garde du théâtre allemand, de Ruth Berghaus à Hans Neuenfels, devient le creuset de la modernité et de la « Regietheather », suscitant à la fois enthousiasme et polémique. Une conception radicale qui lui vaudra les foudres d’Herbert von Karajan et l’interdiction jusqu’à la mort du maestro, en 1989, de paraître au festival de Salzbourg. Ses débuts dans la ville natale de Mozart, où il sera professeur de direction d’orchestre au Mozarteum de 1987 à 1995, se feront en 1995 avec Lulu, d’Alban Berg.

Un foisonnant éclectisme

Après l’orchestre de la BBC à Londres (1978-1981), l’orchestre symphonique de Cincinnati (Ohio) de 1980 à 1986, Michael Gielen est nommé à la tête de l’orchestre symphonique du Südwestfunk de Baden-Baden (Bade-Wurtemberg) de 1986 à 1999. S’ouvre alors une période passionnante, où ses interprétations de la musique des XIXe et XXe siècles attirent un public fidèle, tandis que la quasi-totalité des concerts est enregistrée. Le critique et musicologue britannique Rob Cowan écrit : « Un concert de Gielen est invariablement un moment édifiant. L’attention minutieuse portée aux détails, alliée à sa compréhension architecturale de l’œuvre, donne à chaque pièce une lisibilité exceptionnelle. »

C’est à la tête de cette phalange dévolue à la musique contemporaine qu’il grave de 1988 à 2003, parmi un foisonnant éclectisme arc-bouté sur le répertoire symphonique de la seconde école de Vienne, ce qui restera comme un legs discographique majeur : l’intégrale des symphonies de Mahler (17 CD et un DVD chez SWR Music). Il y a aussi Beethoven, dont Gielen (lauréat du prix Adorno) interroge les neuf symphonies, en pionnier des éditions critiques : « Il faut sortir ce que la partition a dans le ventre, pas ce que le public veut entendre. La neuvième symphonie de Beethoven n’est pas une réjouissance. C’est une interrogation inquiète, un désir d’utopie. »

Créateur de nombreuses œuvres, de Ligeti à Stockhausen, de Zimmermann à Henze, de Jolas à Pousseur, en passant par Gorecki, Kagel, Rihm, Levinas, Stroppa, Xenakis, le compositeur Michael Gielen, tout en assouplissant son inspiration, n’a jamais renié son amour pour Schönberg. Dans un entretien accordé à Paul Fiebig et Rudolf Hohlweg en mai 1987, il faisait cette confidence paradoxale : « La composition a toujours été pour moi une manière de me réfugier hors de la vie professionnelle. J’ai toujours écrit des pièces inconfortables et impossibles, de manière à ce que l’on ne puisse les maltraiter. Cela peut produire un effet de boomerang, mais je compose pour moi. Ecrire des choses impossibles, cela tient probablement au fait que j’aimerais, au bout du compte, garder ces pièces pour moi. »

Michael Gielen en quelques dates

1927 : naissance le 20 juillet à Dresde (Allemagne)

1949 : débute comme pianiste à Buenos Aires

1965 : création de Die Soldaten, de Zimmermann

1977 : directeur général de la musique à Francfort

1986 : patron de l’Orchestre du Südwestfunk de Baden-Baden

2014 : met fin à sa carrière pour raisons de santé

2019 : mort le 8 mars à Innerschwand am Mondsee (Autriche)