Le Cercle des économistes. Penseur de la démocratie, le philosophe et historien Marcel Gauchet est directeur d’études émérite à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), rédacteur en chef de la revue Le Débat (Gallimard), l’une des principales revues intellectuelles françaises, qu’il a fondée avec l’historien Pierre Nora en 1980. Il est l’auteur notamment d’une tétralogie consacrée à L’Avènement de la démocratie (Gallimard, 2017).

La démocratie est-elle en danger ?

Elle dysfonctionne au point de susciter une immense frustration chez une très grande partie des citoyens et d’engendrer une contestation dont on ne sait où elle mènera. En même temps, je ne suis pas pessimiste sur le fond car je ne vois pas émerger de véritable proposition alternative au régime démocratique. Il y a, certes, de confuses tentations autoritaires mais sans idéologie, force sociale ni organisation pour les porter. C’est la grande différence avec les années 1930 : le principe démocratique est entré dans les têtes à un tel degré que toute autre chose nous est impensable.

En revanche, nous n’avons pas de solutions satisfaisantes pour traduire la démocratie en pratique et la faire correctement fonctionner. Ce que je crains n’est donc pas une remise en cause mais une espère d’anomie démocratique où, au nom de la démocratie, des tentations totalement contradictoires se font jour sans permettre de frayer un chemin consensuel vers ce qui serait la bonne manière de la faire vivre. La situation est inédite et très troublante mais elle ne présage pas le retour des dictatures.

Pourtant, dans les enquêtes d’opinion, l’attachement à la démocratie recule tandis que la demande d’autorité progresse.

C’est vrai, mais il faut interpréter correctement ces données : ce qui fondamentalement s’exprime derrière cette aspiration à plus d’autorité est une demande d’efficacité politique qui n’est plus assurée. Pour bien fonctionner, la démocratie doit pouvoir garantir simultanément la liberté de chacun et l’efficacité du pouvoir collectif. La liberté de chacun est largement acquise.

En revanche, le pouvoir de tous apparaît complètement déficient. Il nourrit une frustration qui est au cœur du divorce actuel sur le terme même de démocratie. On le constate dans des démocraties aussi diverses que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la Hongrie, la Pologne ou encore la France touchées à des degrés divers par le populisme.

En quoi la France se distingue-t-elle des autres ?

Elle a particulièrement mal vécu le tournant libéral des années 1980 car, de toutes les grandes démocraties, elle est celle qui attend le plus de l’autorité publique et croit le plus à l’efficacité de la politique. Or, en trente ans, le pouvoir s’est dilué dans des privatisations qui ont privé l’Etat de leviers essentiels, dans une décentralisation mal conduite et dans la prolifération d’autorités indépendantes qui ont brouillé la décision publique. Aussi, lorsque les Français ont des comptes à demander, c’est vers le président de la République et lui seul qu’ils se tournent parce que l’élection présidentielle a fait de lui l’unique responsable identifié.

L’esprit public est-il devenu « délétère », comme le dit Alain Juppé ?

Une révolution technologique s’est produite qui permet au premier venu d’insulter la Terre entière en toute impunité. Du point de vue de la philosophie libérale, cela pose un vrai problème : celui d’une liberté d’expression illimitée sans responsabilité. Une radicalité qui n’est plus politique mais morale et subjective se développe, marquée par une intolérance virulente au point de vue de l’autre.

C’est évidemment inquiétant car la démocratie, ce n’est pas seulement la liberté, mais la liberté au service d’une discussion commune destinée à aboutir à un accord pacificateur. Cette dimension-là est en train de s’évanouir psychologiquement de l’esprit des gens, y compris les plus cultivés.

Pourquoi les élites sont-elles à ce point stigmatisées ?

Ce qui leur est reproché n’est pas d’exister mais de ne pas se préoccuper du sort commun. La technocratie gaulliste des années 1960 était légitime, car elle était perçue comme travaillant selon l’éthique du service public.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il y a, en outre, un problème structurel qui tient au mélange et aux allers-retours entre public et privé. Il entretient un soupçon permanent de corruption dans l’esprit des citoyens. Il faut clarifier cette situation.

Est-il encore possible de réconcilier le peuple et les élus ?

Je le crois. Ce qui est saisissant dans le mouvement des « gilets jaunes », c’est la forte demande qu’ils adressent à la politique. Prenez leur revendication autour du référendum d’initiative citoyenne (RIC) : elle ne consiste pas à réclamer « tout le pouvoir pour les soviets » mais à faire valoir que, « sur un certain nombre de sujets, on ne vous fait pas confiance, donc on veut être consultés ». Je ne vois pas, dans le principe, ce qui interdirait de répondre à cette demande.

Faut-il toucher aux institutions ?

Je ne crois pas au bouleversement institutionnel. Les institutions ne seront jamais que ce qu’en font leurs acteurs. Tout repose sur la sagesse du personnel politique et sa capacité de résister aux illusions du pouvoir. Un président sage doit comprendre qu’il ne peut pas tout décider tout seul, réaliser qu’il a besoin de relais dans la société et trouver une traduction au besoin d’écoute qui s’y exprime.

La difficulté est qu’il manque un rouage essentiel pour mettre en cohérence ce que le peuple demande : les partis sont tous mal en point, mais à qui la faute, là encore ? Leurs responsables en ont-ils fait des organisations accueillantes qui contribuent à l’intelligence collective ? Ne rêvons pas d’une mécanique qui nous dispenserait de répondre à ces questions.

Ce supplément a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec le Cercle des économistes.