Manifestation à Alger, le 12 mars. / RYAD KRAMDI / AFP

Editorial du « Monde ». Le mouvement est lancé et, faute d’avoir été pris au sérieux à temps, il ne s’arrêtera pas. Pour la deuxième fois depuis le début de la contestation populaire le 22 février, le président algérien, Abdelaziz Bouteflika, a offert une concession aux manifestants, lundi 11 mars, dans l’espoir de sauver le régime. En vain : pour la deuxième fois, ses propositions ont échoué à faire taire les revendications.

La première réponse de M. Bouteflika, le 3 mars, avait été de proposer aux Algériens de l’élire pour un cinquième mandat qu’il s’engagerait à ne pas terminer ; une conférence nationale « inclusive » serait mise en place pour organiser une transition et une nouvelle élection présidentielle, à laquelle il ne serait pas candidat.

De toute évidence, ni le président – qui, à 82 ans, très diminué physiquement, se trouvait alors hospitalisé en Suisse et dont nul ne peut dire s’il est maître de ses décisions ou si son entourage décide pour lui – ni ceux qui tiennent les rênes du pouvoir à Alger n’avaient pris la mesure de la profondeur de l’indignation populaire face à cette cinquième candidature.

Non seulement la contestation s’est alors amplifiée, mais elle a évolué. Du rejet du cinquième mandat d’un chef d’Etat invisible qui a outrepassé son authentique légitimité historique, les revendications se sont étendues à une volonté plus large de changement, celle d’un changement de système.

« Le pouvoir des sans-pouvoir »

Mais le régime est resté sourd. A la veille d’une nouvelle vague de manifestations, le 7 mars, il a tenté l’intimidation en faisant appel au spectre de la guerre civile. Nouvel échec : les Algériens ont été encore plus nombreux à descendre dans la rue, le 8 mars, dans toute leur diversité et à travers tout le pays.

De retour chez lui lundi, le président Bouteflika a sorti sa deuxième carte. Cette fois, il renonce à un cinquième mandat, annonce le report de l’élection présidentielle et entend procéder directement à l’étape proposée précédemment, celle d’une conférence nationale inclusive.

Il est trop tard. Le régime ne réalise pas qu’en formulant ces concessions tardives et insuffisantes, l’une après l’autre, il a déjà perdu la partie. En trois semaines, les protestataires ont pris conscience de leur pouvoir, celui que Vaclav Havel, héros de la « révolution de velours » tchécoslovaque, appelait « le pouvoir des sans-pouvoir ». La peur a disparu, le fantôme de la décennie noire et de ses 200 000 morts a été chassé par une jeunesse libérée du poids de cette mémoire trop lourde. Les Algériens ont retrouvé leur voix, ils se sont retrouvés eux-mêmes. Ils ont montré, de manière joyeuse et éclatante, la force d’une contestation pacifique.

Contrôler la transition

En plein désarroi, le régime algérien n’a toujours pas compris, ou ne veut pas comprendre. Il entend prolonger le quatrième mandat du président, en dehors de toutes dispositions constitutionnelles, sans même fixer de date à son départ, car il veut encore contrôler la transition de bout en bout. Sauver ce qui peut être sauvé.

Il paie aujourd’hui sa paralysie, son incapacité à organiser la succession d’un dirigeant qu’il voulait croire immortel, son refus de laisser émerger des figures susceptibles de rénover le système. Dans ce clan du pouvoir, où s’entremêlent inextricablement, dans la plus grande opacité et à l’abri de la mémoire des héros de l’indépendance, les intérêts de l’Etat, de l’armée et d’une économie confisquée, aucun écart ne pouvait être toléré.

C’est aussi ce qui rend la situation présente particulièrement compliquée. La rue a le pouvoir, mais il lui manque la méthode pour passer à l’étape suivante. La relève n’est pas prête, ou du moins n’est-elle pas encore connue. Il n’y a ni Havel à hisser sur le trône, ni Adolfo Suarez post-franquiste pour mener cette indispensable transition. C’est cette tâche qui incombe aujourd’hui à l’opposition et au pouvoir algériens : trouver les acteurs sincèrement capables de bâtir sur cet extraordinaire mouvement spontané les bases d’un avenir librement choisi.