Cela ne saute pas forcément aux yeux, mais c’est une petite révolution. L’Ecole nationale d’administration (ENA), qui mène aux grands corps de la haute fonction publique, a décidé de nommer pour 2019 Isabel Marey-Semper, 51 ans, comme présidente de jury des concours d’entrée. L’annonce a été faite le 8 mars, journée des droits des femmes. Jusque-là, rien d’extraordinaire. Entre 1991 et 2018, douze femmes ont été nommées à ce poste.

Sauf que Mme Marey-Semper ne coche aucune case du parcours habituel pour l’occuper : elle a fait toute sa carrière dans le secteur privé. Chez L’Oréal jusqu’en décembre 2017, où elle était membre du comité exécutif du groupe, directrice de la communication et des affaires publiques et directrice générale de la fondation, après être passée par PSA Peugeot Citroën ou encore Saint-Gobain. Quant à la partie académique de son CV : aucune trace d’un passage par l’ENA. Mme Marey-Semper est normalienne en biologie. Après une thèse en neuro-pharmacologie, elle a obtenu un MBA au Collège des ingénieurs.

« Diversifier les concours »

Son profil est donc relativement inédit pour présider au recrutement de la prestigieuse école. Les présidents des jurys de concours de l’ENA sont traditionnellement de hauts fonctionnaires. Seuls quelques universitaires ont fait exception ces trente dernières années – ainsi qu’un journaliste, en 2000. Cette nomination, du ressort du premier ministre et du ministère de l’action et des comptes publics, doit être publiée au Journal officiel d’ici la fin du mois.

L’information, mise en ligne sur le site Acteurs publics, a fait réagir sur les réseaux sociaux. Si la ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal, s’est réjouie, le 11 mars sur Twitter, d’un « nouveau pas en faveur de l’ouverture progressive des grands corps », certains internautes ont plutôt ri jaune.

« L’ENA forme-t-elle encore pour le service public ? », s’est interrogé un géographe. « Tant qu’on y est, faisons présider les comités de sélection universitaires par des chefs d’entreprise ! », pouvait-on lire sur le compte de Frédéric Sawicki, professeur de science politique.

Une ironie qu’écarte d’un revers de main Patrick Gérard, directeur de l’ENA, chargé de proposer des noms pour cette fonction. « Nous avons une volonté très forte de diversifier les concours, explique-t-il. Choisir une personne issue de la société civile, du monde de l’entreprise, c’est aussi une réponse à une société française qui pense que l’ENA est une caste de hauts fonctionnaires qui se reproduisent entre eux, je veux démentir tout cela. » Une démarche qui va dans le même sens, pour lui, que l’ouverture cette année d’un quatrième concours d’entrée destiné aux docteurs.

La principale intéressée assume elle aussi son « profil différent ».

« Oui, je n’ai pas fait l’ENA, mais j’ai un regard de scientifique et une expérience de management qui pourront être utiles dans le recrutement des futurs hauts fonctionnaires », répond Isabel Marey-Semper.

« Quitte à faire de cette nomination un symbole, un autre aurait été plus innovant, estime pour sa part l’énarque Christophe Strassel, chargé de la Prép’ENA à Sciences Po Lille. Nommer un chercheur, pour montrer la nécessité de voir la recherche irriguer la formation de nos élites. »