L’un des deux centres de traitement contre le virus Ebola attaqués à la fin du mois de février 2019, à Butembo, dans la province du Nord-Kivu, en RDC. / JOHN WESSELS / AFP

Depuis fin février, Butembo est plongé dans un scénario effroyable. A quatre jours d’intervalle, le 23 et le 27 février, deux centres de traitement contre le virus Ebola ont été attaqués par des groupes armés non identifiés. Les malades soignés dans les centres de cette ville de l’est de la République démocratique du Congo (RDC), à quelques dizaines de kilomètres de la frontière avec l’Ouganda, ont fui pour trouver refuge ailleurs.

Désormais, une partie de la population se terre pour éviter la contamination, tandis que d’autres estiment avoir « expulsé » le virus de la ville en attaquant les ONG qui luttaient contre. A mesure que les malades sont retrouvés et installés dans des centres reconstruits à la va-vite, la panique laisse peu à peu place à une question qui tourmente autant les acteurs locaux qu’internationaux engagés dans la lutte contre Ebola : comment en est-on arrivé là ?

Tout a commencé en août 2018 lorsque la dixième épidémie d’Ebola s’est déclarée à l’est de la RDC, une semaine seulement après que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) eut annoncé la fin de la neuvième, qui sévissait dans la province de l’Equateur, à 2 500 kilomètres de là, plus à l’ouest. Au cours des premiers mois, le virus est resté confiné à la ville de Beni et ses environs, à cinquante kilomètres de Butembo. Puis il s’est propagé, transformant Butembo en nouvel épicentre de l’épidémie. En huit mois, 907 cas ont été signalés et 569 personnes sont mortes, selon Médecins sans frontières (MSF).

Accents complotistes

Concentrée sur l’élection présidentielle du 30 décembre 2018 attendue depuis deux ans, la province du Nord-Kivu n’a pas pris la juste mesure du danger. « Beaucoup de rumeurs et de fausses informations ont commencé à circuler et la sensibilisation au virus Ebola s’est faite dans ce cadre pré-électoral délicat », observe Richard (le prénom a été modifié), un commerçant de la ville, qui note cependant qu’entre le mois d’août et la fin décembre, les populations étaient « plutôt réceptives aux programmes de sensibilisation ».

Puis le 26 décembre 2018, quatre jours avant le scrutin, la Commission nationale électorale indépendante (CENI) a annoncé que les habitants des villes de Butembo et de Beni ne pourraient pas voter à cause, entre autres, de la « persistance de l’épidémie à virus Ebola qui continue de sévir dangereusement ». Les élections législatives et provinciales étaient donc reportées, pour ces villes, au 31 mars. Et l’élection présidentielle tout simplement annulée.

A ce moment, la maladie a pris un tournant politique. Quelques heures après l’annonce, Crispin Mbindule Mitono, député de Butembo, a improvisé un meeting sur l’axe principal de la ville expliquant que c’était une manœuvre politique du régime de Kabila pour empêcher le vote et qu’Ebola n’existait pas. A la fin de ce meeting, le député est monté en voiture avec une femme présentée comme atteinte du virus pour montrer qu’il n’y avait rien à craindre de cette maladie.

Ces propos aux accents complotistes ont trouvé un écho favorable au sein d’une population révoltée par l’annulation du scrutin. « Suite à l’annonce de la CENI, 32 centres de santé ont été attaqués dans la ville de Beni », précise Gwenola Seroux, responsable des urgences chez MSF France. Alors, « en plus de la lutte au quotidien contre le virus », l’ONG a dû faire face à cet enjeu électoral et « dépolitiser Ebola », ajoute-t-elle. A la suite des deux attaques, MSF a annoncé la suspension de ses activités dans la ville de Butembo, tout en maintenant une présence dans le reste du Nord-Kivu.

« Ebola, un vrai business »

Sylvain Kanyamanda, le maire de la ville de Butembo, est d’ailleurs persuadé que le sentiment d’abandon de la province du Nord-Kivu, qui n’a connu que des conflits plus ou moins larvés depuis la première guerre du Congo (1996-1997), est instrumentalisé par des groupes armés à des fins politiques et financières. La lutte contre le virus Ebola en a aussi fait les frais. Il en veut pour preuve les attaques des deux centres de traitement dont il a attribué les attaques aux Maï-Maï, ces groupes d’autodéfense qui se sont multipliés à l’est de la RDC et qui offrent régulièrement leurs services à des personnalités locales. « Un politicien qui tiendrait à ce que la CENI reporte encore ou annule l’élection ne s’y prendrait pas autrement. En brûlant des centres de santé, il sème la pagaille à l’Est et nourrit un sentiment anti-riposte à Ebola auprès des populations. », a-t-il confié au Monde Afrique.

« Ça fait longtemps que les gens d’ici se sentent délaissés par Kinshasa. Ils attendaient de voter pour sanctionner le pouvoir, mais on les a dépossédés de ce droit. Le prétexte de la maladie pour annuler le vote ne pouvait qu’augmenter la méfiance face au virus », note un notable local. Fort de son influence, l’évêché de Butembo s’est échiné à sensibiliser les populations à la contamination via les rites funéraires car, ici, les dépouilles sont lavées, touchées et exposées durant plusieurs jours. « Le virus bouscule les habitus culturels. C’est normal que se développe une résistance communautaire quand on touche au sacré », explique Dr Michel Yao, responsable des opérations d’urgence pour l’OMS Afrique et coordonnateur de la riposte contre Ebola dans le Nord-Kivu et en Ituri.

Or, en dépit de cette sensibilisation, la méfiance à l’égard de la maladie a encore franchi un seuil quand est entré en jeu l’argent de la riposte à Ebola. Lorsque Butembo est devenue l’épicentre de l’épidémie, « on a vu des agents du ministère de la santé congolais et des expatriés des organisations internationales débarquer en ville au volant de grosses jeeps, explique Georges, un journaliste local. « Ces gens ont dépensé de l’argent dans les bars de la ville et nos frères de Butembo, qui travaillaient dans les centres de traitement, nous ont dit combien tous gagnaient. Là, les habitants se sont dit qu’Ebola était un vrai business », raconte-t-il, préférant taire son nom de famille pour ne pas « gêner ce business qui profite à beaucoup ». Dans cette ville commerçante, historiquement auto-administrée, « le fonctionnement des ONG, avec ses moyens et ses agents étrangers, est peu connu », poursuit Georges pour expliquer que les gens n’avaient pas l’habitude de voir de si gros moyens déployés dans cette région marginalisée.

Défiance de la population

L’expression « No Ebola No Money » a même fleuri sur les réseaux sociaux témoignant de la grande frustration des habitants de Butembo face à cet argent dont ils ont le sentiment de ne pas voir les bénéfices. Quelques jours après la seconde attaque, des jeunes, qui avaient été intérimaires dans des centres, ont interpellé le bourgmestre d’une des communes de Butembo, expliquant qu’ils comprenaient les attaques au vu des différences de rémunération au sein des structures de soin entre les intérimaires locaux et les agents extérieurs (Kinois ou expatriés).

Le mécontentement est d’autant plus fort que la population doit parfois payer pour être soignée. « Les consultations et les médicaments sont gratuits, mais dès qu’on passe à l’hospitalisation, ça n’est plus le cas », affirme un responsable d’une organisation internationale. Le ministère de la santé a bien annoncé la gratuité des soins, mais les cas de corruption sont fréquents. « Des agents de la riposte exigent occasionnellement des sommes d’argent pour traiter certains patients », confirme Georges, le journaliste de Butembo.

Un faisceau de circonstances malheureuses explique donc la défiance de la population de Butembo à l’égard de la prise en charge de la maladie. Un rejet dangereux alors que le taux de létalité de cette dixième épidémie dépasse les 60 %. Si les élections législatives et provinciales, qui doivent se tenir à la fin du mois, devaient être encore reportées pour cause d’Ebola, cela ne manquerait pas de relancer la machine à fantasmes sur laquelle se propage le virus Ebola.