Illustration de Jules Férat et d’Alfred Quesnay de Beaurepaire pour « Le Pays des fourrures », de Jules Verne (1873). / FRANK PELLOIS / MUSÉE JULES-VERNE DE NANTES

Conçue pour la jeunesse dans un but distractif et pédagogique, peuplée d’enfants batailleurs et d’adolescents responsables, de savants fous et d’ingénieurs humanistes, d’explorateurs madrés et de dandys fantasques, l’œuvre de Jules Verne, vouée à l’illustration des valeurs héroïques et de l’idéal scientifique, ne devrait, à l’aune des conceptions de la IIIe République française, réserver aux femmes qu’une place modique et d’une importance symbolique. Adonnées aux dévotions religieuses, vouées aux devoirs maternels et bercées d’une sentimentalité rêveuse, ces dernières n’ont que peu à faire, en apparence, avec les capitaines d’aventures et les titans de la science.

Que nenni ! A la lecture des « Voyages extraordinaires », c’est à une phénoménale galerie de figures féminines, variées et impétueuses, que nous confronte Jules Verne, ce frère de trois sœurs, amoureux déçu durant sa jeunesse puis mari pour la vie d’Honorine de Viane (1830-1910), digne veuve d’un premier époux.

La cohorte des figures d’exploratrices et d’aventurières impressionne avec, notamment, Lady Glenarvan, fille d’explorateur, accompagnant son mari lancé, sur l’injonction de la jeune Mary Grant, dans la quête du capitaine disparu (Les Enfants du capitaine Grant) ; Paulina Barnett qui, « femme de haute taille » arborant lorgnon, mêle, avec sa fidèle amie Madge, dans Le Pays des fourrures, à des talents de conteuse et de ménagère, énergie et sang-froid ; Nadia Fédor guidant Michel Strogoff aveugle, avec sa mère Marfa, dans les espaces glacés de la steppe sibérienne ; Jeanne de Kermor, pistant son père sur le cours du Superbe Orénoque.

La plus étonnante restant la stupéfiante Dolly Branican, héroïne éponyme qui, tombée dans la folie à la suite de la noyade de son enfant, hantée par la disparition en mer de son mari, guérit et se lance, portée par la souffrance et guidée par une puissante intuition, dans une recherche frénétique, voire hallucinée, des deux disparus, conciliant ainsi ardeur tenace et recours à une sensitivité irrationnelle.

Action socio-politique

Continuant sur sa lancée, on voit également Jules Verne faire aux femmes une place notable dans l’action socio-politique avec l’abolitionniste Alice Stannard (Nord contre Sud), l’indépendantiste canadienne Bridget Morgaz (Famille-Sans-Nom) ou la riche Hadjine Elizundo, mettant sa fortune au service de la libération des Grecs tombés en esclavage des Turcs (L’Archipel en feu).

Jules Verne nous confronte même à de singulières créatures, telle la veuve kurde Saraboul aux « dents inquiétantes » qui, dans Kéraban-le-Têtu, la taille hérissée de yatagans, menace de ses avances le malheureux Hollandais Van Mitten, représentant en tulipes. Un harcèlement cocasse qui nous permet d’évoquer l’une des cibles les plus visées par Verne, celle du mariage.

Dans les romans de Jules Verne, le sacro-saint mariage n’est le plus souvent que prétexte à péripéties romanesques et à coups de théâtre burlesques.

« Mari passable », aux dires de sa femme, père d’un Michel (1861-1925) avec qui les problèmes seront incessants, créateur de personnages de célibataire, comme Michel Ardan qui se rêve en « Adam lunaire » (De la Terre à la Lune), ou de veuf muré dans un deuil haineux, tel le capitaine Nemo (Vingt Mille Lieues sous les mers), Verne réserve aux épousailles, comme se doit, un traitement tour à tour dramatique ou burlesque. Elles seront en effet, selon les œuvres, différées, au sens où, pour Verne, il n’y a « pas d’union sans épreuve » (Voyage au centre de la Terre, L’Ecole des Robinsons), contraintes (Une ville flottante), houleuses (Kéraban-le-Têtu), imposées de haute lutte par le couple (L’Etoile du Sud), expédiées à toute vapeur (César Cascabel), accidentées (Claudius Bombarnac), annulées (Le Testament d’un excentrique) ou perturbées par un ennemi invisible (Le Secret de Wilhelm Storitz). Certains héros, tel Clovis Dardentor, affichent leur préférence pour l’adoption.

Verne, comme on le voit, fait bouger les lignes et joue la carte d’un anticonformisme évident quant à ces deux fondements de la société de son temps que sont la place de la femme et l’union maritale : la femme décide d’elle-même, se risque, rivalise avec l’homme dans le courage, l’engagement et la vaillance ; quant au sacro-saint mariage, il n’est le plus souvent que prétexte à péripéties romanesques et à coups de théâtre burlesques. Position menant logiquement à une véritable apologie de l’amour, de l’amour fou, seul capable de nouer entre les êtres un lien authentique. Encore ne sommes-nous là que dans un contexte épique toujours, comique souvent, mais réaliste.

Aux franges de la folie

Demeure un autre aspect du génie vernien : le fantastique et l’étrange. Un domaine où cet amateur précoce d’Edgar Allan Poe, ce grand lecteur d’E. T. A. Hoffmann et de Walter Scott, va susciter des figures féminines hallucinantes, situées aux franges de la folie, du merveilleux et de l’illusion. Première à entrer en scène, Ellen Hodges (Une ville flottante). Devenue folle à la suite de son mariage forcé avec le malfrat Drake, on la voit errer, tout de noir vêtue, dans les entrailles d’acier du Great-Eastern, Léviathan des mers, qu’elle transforme, par son magnétisme inquiétant et son chant singulier, une « suite de phrases fréquemment interrompues (…) telles que les réciterait une personne endormie du sommeil magnétique », en un immense château gothique. Mendiant son pain dans les montagnes indiennes et répondant au fascinant surnom de « Flamme errante », la femme hagarde du colonel Munro apporte à l’épopée coloniale de La Maison à vapeur, un flamboiement inquiétant. Mais la folie féminine vernienne n’est jamais rédhibitoire, plutôt liée à un manque dont le comblement apporte guérison et retour de la raison. Et, à l’heure des retrouvailles avec l’objet de leur amour ou de leur deuil supposé, ces deux personnages échapperont à leur démence.

Pour clore cette étrange parade, deux créations romanesques plus résolument fantastiques : Myra Roderich (Le Secret de Wilhelm Storitz) et la Stilla (Le Château des Carpathes). Rendue invisible à la suite de l’absorption d’une potion conçue par le redoutable Storitz, c’est dans cet état que la première épouse son fiancé et qu’elle hante la maison familiale, n’échappant à l’invisibilité qu’à l’heure de son accouchement. Quant à la seconde, pâle fantôme glacé dont le chant divin émerveille les rôdeurs aventurés parmi les corridors du vieux manoir roumain, elle n’est qu’un spectre lumineux généré par l’appareil complexe d’un démiurge dément pour la consolation d’un aristocrate endeuillé à vie.

A l’issue de ce voyage au cœur de la féminité vernienne, on voit que le romancier s’y montre encore plus novateur et avant-gardiste qu’en termes de sciences et de technologie, confiant à la femme tous les rôles traditionnellement attribués à l’homme – de celui d’exploratrice à celui de militante politique –, la montrant apte à surmonter, seule et contre tous, les épreuves du deuil et de l’adversité, et surtout, l’ayant arrachée aux limites du réalisme, la menant en terres fantastiques où elle se hisse à la hauteur des futures grandes incarnations du surréalisme et de la science-fiction.

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