Ciné+ Club, jeudi 14 mars à 20 h 50, film

Au début de Neruda, portrait d’artiste qui navigue vigoureusement entre histoire et fiction, l’on voit une entrevue entre le sénateur communiste Pablo Neruda et le président du Sénat chilien, Arturo Alessandri. Le fils de cheminot, devenu poète mondialement connu et dirigeant politique, multiplie les provocations à l’endroit du politicien issu de l’oligarchie, pendant qu’une voix off énonce : « L’insolence est une forme de respect. »

C’est le principe qui a guidé ­Pablo Larrain dans sa peinture de Pablo Neruda. S’il reste aujour­d’hui des partisans assez convaincus du mouvement ­communiste international, tel qu’il se développa entre le début de la guerre d’Espagne et la fin de la guerre froide, ils seront choqués de la ­liberté de ton qu’a adoptée le cinéaste chilien vis-à-vis de la grande gloire nationale. Les autres seront ravis de voir ramené à la vie un poète dont la gloire est figée depuis longtemps dans les anthologies poétiques et les manuels scolaires.

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Le scénario de Guillermo ­Calderon s’inspire des tribulations du sénateur Neruda en l’an 1948, au moment où la mise hors la loi du Parti communiste par le président Gabriel Gonzalez ­Vide­la (un populiste que Neruda avait contribué à faire élire) ­contraint ses dirigeants et élus à passer dans la clandestinité. L’intellectuel jouisseur, incarné avec une insatiable gourmandise par Luis Gnecco, entraîne dans sa fuite son épouse, l’aristocrate argentine Delia del Carril (à laquelle l’actrice argentine Mercedes ­Moran – vue chez Lucrecia Martel ou Walter Salles – prête sa lassitude sensuelle), et une phalange de militants du parti voués à le préserver de l’arrestation.

Les premières séquences établissent clairement le caractère fictif du film : l’entrevue entre ­Neruda et le président Alessandri est découpée en plans situés chacun dans un décor différent, qui indiquent l’impossibilité d’une reconstitution fondée sur la seule mémoire ; une mystérieuse voix off s’en prend avec hargne et lucidité au train de vie du poète jouisseur, qui vit comme un proconsul romain, loin de la souffrance quotidienne des travailleurs qu’il affirme défendre.

Goût du paradoxe

Cette voix prend bientôt un ­visage et un corps, ceux du ­commissaire Oscar Peluchonneau (Gael Garcia Bernal), un petit homme au regard clair et cruel, aux traits réguliers. On comprendra bientôt que le commissaire Peluchonneau n’existe pas, que le scénario de Calderon et la mise en scène de Larrain en ont fait l’incarnation des fantasmes du fugitif.

Avec son goût habituel du paradoxe, Pablo Larrain fait coexister à l’image une reconstitution historique inventive et une image moderne, un peu sale, pleine de surexpositions, de reflets dans l’objectif, quitte à ne donner qu’une représentation imparfaite des stations de la fuite du poète, entre Santiago et Valparaiso, le Sud embrumé et la Cordillère enneigée. Cette imperfection plastique est aussi le reflet des compromissions de Neruda, fils de prolétaires qui a pris des habitudes d’aristocrate, combattant pour la libération de l’homme qui opprime sans même y penser toutes les femmes de sa vie.

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Larrain met aussi en évidence la force des vers du poète, du Poema triste, scandé à plusieurs reprises sur le mode de la dérision, mais qui ne perd pourtant pas sa puissance, à Los Enemigos, que l’on voit scandé dans les bidonvilles et sur les chantiers. Cet hommage à la force mobilisatrice du verbe étonne et ravit de la part de l’auteur de No.

Neruda, de Pablo Larrain. Avec Gael Garcia Bernal, Luis Gnecco, Mercedes Moran (Chi., 2016, 105 min). www.mycanal.fr/chaines/cineplus