Depuis le crash d’Ethiopian Airlines, le géant américain de l’aéronautique Boeing doit affronter les critiques. Ted S. Warren / AP / Ted S. Warren / AP

Dimanche 10 mars au matin, peu après son décollage, un Boeing 737 MAX de la compagnie Ethiopian Airlines s’est écrasé dans un champ, emportant avec lui les 157 passagers et membres de l’équipage. Un accident qui intervient moins de cinq mois après celui du Boeing 737 MAX de Lion Air qui s’était abîmé lui aussi quelques minutes après son décollage en mer de Java, le 29 octobre, tuant 189 personnes.

Un certificat de pilotage sur ordinateur

Deux accidents similaires et très rapprochés dans le temps qui soulèvent des questions sur ce modèle en particulier du constructeur américain. Contactés par Le Monde, plusieurs pilotes – qui ont tous souhaité conserver l’anonymat – pointent des défaillances dans leur formation, notamment pour l’utilisation du système anti-décrochage de l’appareil.

Deux heures sur son ordinateur personnel et un message de félicitations. Voilà comment Etienne est devenu, selon son témoignage, apte à piloter un Boeing 737 MAX.

Sa certification ? Un simple diplôme numérique congratulant le récipiendaire, comme l’indique la capture d’écran qu’il a transmise au Monde. « Dans notre jargon, on appelle ça un CBT (Computer Based Training) : une formation assistée sur ordinateur permettant de se familiariser avec l’appareil. Deux heures me paraissent très insuffisantes mais c’est ce qu’impose Boeing ».

Certification d’aptitude au pilotage du Boeing 737 MAX obtenue après deux heures d’entraînement. Capture d’écran / pilote anonyme

Commandant de bord sur les deux versions de l’appareil, le 737-800 (dit « NG ») et le 737 MAX, Etienne regrette un manque d’informations sur le système de commandes de ce dernier. « En lui-même, l’appareil est très sûr. Simplement, l’élément dont on pense qu’il est la cause du crash le système MCAS n’a fait l’objet d’aucune formation. Ce système n’existant pas sur la précédente version, les pilotes n’ont pas lieu de le maîtriser », détaille-t-il.

Le système anti-décrochage mis en cause

Une méconnaissance d’autant plus préoccupante que ce système n’est pas un outil accessoire. Concrètement, le MCAS est un logiciel anti-décrochage qui permet de corriger la position de l’avion en vol ; il s’active automatiquement s’il détecte un décrochage de l’aéronef. « On parle tout de même d’un dispositif qui vient supplanter le pilote, ce n’est pas rien. Or jusqu’au crash du Lion Air nous ignorions jusqu’à l’existence du logiciel », assure Etienne.

A en croire Sophie, pilote depuis 20 ans pour un gros opérateur européen, le dysfonctionnement serait encore plus important qu’une seule absence de formation pour les pilotes. « Chaque modèle d’avion dispose d’une documentation constructeur à destination des pilotes. C’est une sorte de mode d’emploi de l’appareil auquel on peut se référer. Or d’après les informations qui nous remontent, la documentation ne mentionnerait pas l’existence du MCAS. »

Des informations démenties, au moins dans le cas de l’accident d’Ethiopian Airlines. Président du conseil d’administration de la compagnie, Tewolde Gebremariam a assuré mardi soir que les pilotes aux commandes du 737 MAX qui s’était écrasé deux jours auparavant avaient bien reçu une formation spécifique sur « le système MCAS et le contrôle de vol en général ». 

Joint par Le Monde, Boeing s’est refusé à tout autre commentaire que son communiqué de presse publié au lendemain de l’accident. L’avionneur y précise avoir tout mis en œuvre depuis le crash de Lion Air, pour améliorer son système MCAS et qu’une mise à jour devrait être déployée « au plus tard en avril ». En sus, assure le constructeur, des « affichages et des manuels d’utilisation » seront mis à la disposition du pilote. Quant aux précédentes versions du logiciel, Boeing explique simplement qu’elles ont bien été « soumises à des essais en vol dans le cadre du processus de certification avant la mise en service de l’avion ».

« Trop d’automatisme devient dangereux »

Au-delà du système MCAS en lui-même, les pilotes interrogés regrettent une désormais trop grande automatisation des avions de ligne. Dans cette nouvelle configuration, la place de l’homme se réduit à peau de chagrin, estime Etienne : « Depuis quarante ans, les avions de ligne ne cessent de s’automatiser. Nous, pilotes, ne sommes plus “in the loop” (dans la boucle) des décisions automatisées. En clair, trop d’automatisme devient dangereux. »

Ingénieur aéronautique de formation et élève pilote, Romain vient d’achever une qualification de trois mois sur les deux versions de l’appareil, NG et MAX. S’il n’écarte pas de possibles raisons techniques au crash du 10 mars, il soupçonne aussi des défaillances humaines :

« Le pilote doit connaître son avion et être en mesure de répondre à certaines anomalies. En formation, on nous exhorte à nous adapter aux automatismes de l’appareil. C’est politiquement incorrect en ces circonstances, mais l’action des pilotes n’est pas à exclure. »

Transférées jeudi en France au Bureau d’enquête et d’analyse (BEA), les boîtes noires du Boeing 737 Max 8 d’Ethiopian Airlines sont en cours d’analyse. En attendant, certains pilotes comme Etienne en appellent au principe de précaution : « En l’état, ce système n’a pas lieu d’exister. Dans un souci de sécurité, il faut le retirer. »

Mercredi, le constructeur a annoncé qu’il effectuerait des modifications substantielles sur son système MCAS de prévention des décrochages. Après quelques jours de résistance, les Etats-Unis ont ordonné dans la foulée l’immobilisation au sol des Boeing 737 MAX, s’alignant ainsi sur l’Europe et de nombreux autres pays. Selon la Federal Aviation administration, cette mesure restera en vigueur tout le long de l’enquête.