La première ministre britannique, Theresa May, au Parlement, à Londres, le 12 mars. / Jessica Taylor / AP

Les députés britanniques ont opté jeudi 14 mars pour un report du Brexit au 30 juin. La date butoir pour le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE) est pour l’heure prévue le 29 mars.

Jeudi soir, la Commission européenne a « pris note » du vote de Westminster, en rappelant que la décision d’accorder un délai supplémentaire appartenait aux vingt-sept Etats de l’UE et exige leur accord unanime lors du Conseil européen des 21 et 22 mars.

Pour Theresa May, la soirée de jeudi peut apparaître comme un répit relatif après deux journées calamiteuses, marquées, mardi, par un deuxième rejet de l’accord sur le Brexit conclu avec l’UE et, mercredi, par une rébellion de son gouvernement en faveur d’une motion excluant le « no deal » qu’elle ne soutenait pas.

Belineen : Quels sont les scénarios encore possibles en théorie… et en pratique ?

Philippe Bernard : Soit Theresa May parvient à obtenir l’aval des députés d’ici au mercredi 20 mars, lors d’un troisième vote sur l’accord de Brexit, et elle demandera un report de quelques mois de la date butoir du 29 mars (qu’elle obtiendra très probablement des 27 réunis en Conseil européen à Bruxelles les 21 et 22 mars) le temps de faire voter les lois d’application du traité de départ de l’UE. Soit ce troisième vote est négatif et elle devra solliciter un report nettement plus long à l’issue incertaine.

L’hypothèse du « no deal » semble, elle, de moins en moins probable, d’abord parce qu’elle fait l’objet d’une opposition massive des députés britanniques, ensuite parce qu’elle est redoutée tant par le gouvernement de Londres que par l’UE.

Julien : N’est-ce pas paradoxal de refaire voter à l’infini les députés sur un traité qui ne change pas et de refuser un nouveau référendum à la population alors que tout a changé depuis le premier ?

P. B. : Oui, en apparence. Mais cela résulte du manque de pédagogie manifesté par Mme May. Faute d’avoir expliqué que le Brexit n’était pas le rêve annoncé par les brexiters et allait inclure des compromis douloureux, elle a laissé les députés croire qu’ils pouvaient encore peser sur des négociations alors qu’elles sont closes depuis novembre. Refaire voter les députés jusqu’à ce qu’ils plient est la seule stratégie possible désormais pour la première ministre.

Quant au référendum, ce n’est sûrement pas la panacée car son résultat serait incertain et il provoquerait une vague de colère. L’opinion n’a pas spectaculairement changé depuis le référendum de juin 2016. L’avantage donné désormais aux anti-Brexit dans les sondages résulte seulement du choix pro-européen massif des jeunes qui ont atteint 18 ans depuis lors. Et personne ne sait si, au contraire de 2016, ils iraient massivement voter.

F_zi : Les textes autorisent-ils une annulation du Brexit ? Quelles en seraient les conséquences ?

P. B. : Oui, les Britanniques pourraient stopper la procédure de divorce qu’ils ont enclenchée le 29 mars 2017. Un arrêt de la Cour européenne de justice a estimé que Londres détenait un droit unilatéral de retrait. En revanche, reporter la date butoir du 29 mars 2019 exige une décision unanime des 27 Etats membres de l’UE.

Belineen : L’Europe peut-elle siffler la fin de la partie et accepter la réouverture de négociations en dictant ses conditions, par exemple une proposition crédible de la Chambre des communes votée à une majorité qualifiée, pourquoi pas de 60 % ?

P. B. : Théoriquement oui, mais l’actuelle situation d’entre-deux et d’éternelle négociation ne peut durer indéfiniment sans devenir extrêmement dommageable. L’UE pourrait soumettre son accord sur le report du Brexit à une position claire, voire à l’organisation d’un nouveau référendum. Mais si rien n’est décidé d’ici à cette date, le Royaume-Uni sort de l’UE sans accord le 29 mars. C’est écrit dans l’article 50 du traité de Lisbonne qui limite à deux années la durée des négociations de sortie d’un Etat membre.

Pierre : Vous indiquez que Theresa May menace de repousser indéfiniment le Brexit en l’absence d’accord sur son plan par les députés. Je ne comprends pas : les Européens ont plusieurs fois indiqué qu’ils refuseraient un tel scénario.

P. B. : Pour l’instant, c’est son moyen de pression pour que les députés se ravisent et finissent par approuver l’accord de rupture qu’elle a conclu avec l’UE en novembre 2018. Mais il n’est pas sûr que les Européens refuseraient une extension longue. Angela Merkel s’y est déclarée ouverte. Hier, le président du Conseil européen, Donald Tusk, a été dans le même sens. Avec cette menace de report sans fin, Mme May détient un efficace moyen de tordre le bras non seulement aux députés mais aux Vingt-Sept qui n’ont nullement intérêt au « no deal ».

Pierre (suite) : En cas de report du Brexit après les élections européennes et donc la continuation des négociations, il y a un risque de fracturation de l’unité européenne, sachant qu’il est probable que l’entrée massive prévue des partis populistes perturbera gravement celle-ci. Les négociateurs évaluent-ils ce risque ?

P. B. : L’influence d’une crise du Brexit sur le vote aux élections européennes est le principal paramètre dans la décision que vont devoir prendre les Vingt-Sept d’accepter ou non un report et de fixer éventuellement une nouvelle échéance. Les partis populistes peuvent accuser l’UE de faiblesse vis-à-vis des Britanniques ou dénoncer une UE prison dont il est impossible de sortir. La France par exemple est hostile à une prolongation de longue durée pour cette raison.

Jeremie : Pourquoi nous ne les laissons pas partir en « no deal » ? L’UE a-t-elle tant à perdre ?

P. B. : C’est une question très sérieuse car la prolongation de la pantomime actuelle peut avoir des effets délétères tant au Royaume-Uni que sur le continent. Mais oui, l’UE a beaucoup à perdre et le Royaume-Uni encore davantage. Le retour des barrières douanières et des droits de douane entraverait les échanges et donc l’économie et l’emploi. Sans compter l’affaiblissement collectif dans le monde d’un continent incapable de régler ses problèmes et l’entrave aux mécanismes de coopération en matière de justice, de police et de sécurité.

AL : Le Royaume-Uni a oublié la question irlandaise, sinon, le problème serait résolu. Y a-t-il vraiment une solution quelles que soient les modalités du Brexit soumises au vote ? Qu’apporterait un maintien en union douanière, ou à la norvégienne ? Ces possibilités seront-elles soumises au vote ?

P. B. : C’est parce que Theresa May a posé comme lignes rouges la sortie de l’union douanière et du marché unique dès le début de la négociation, en 2017, que la question de la frontière irlandaise s’est posée. Si elle était amenée à lever ces exigences, il n’y aurait plus besoin de l’assurance (« backstop ») sur le non-retour de la frontière entre les deux Irlandes qui bloque le vote des députés.

Le gouvernement a accepté du bout des lèvres l’idée que, si l’accord sur le Brexit était à nouveau retoqué la semaine prochaine, des discussions de ce type s’ouvrent au Parlement. Il s’agirait d’organiser des votes indicatifs pour voir s’il existe une formule capable de réunir une majorité de députés, logiquement sur un Brexit plus « doux » que celui de Mme May.

Hatsudai : Dans quelle mesure la situation actuelle rend l’indépendance de l’Ecosse et de l’Irlande du Nord possible ?

P. B. : La mise en œuvre du Brexit (contre lequel la majorité des Ecossais a voté en 2016) donnerait des arguments aux nationalistes qui dirigent le gouvernement régional d’Edimbourg pour exiger l’organisation d’un nouveau référendum d’indépendance (après celui qu’ils ont perdu en septembre 2014).

En Irlande du Nord (qui a aussi voté contre le Brexit), le divorce avec l’UE pousse à la réunification, qui paraît inéluctable d’ici à une décennie. Dans les deux provinces, la poursuite du chaos politique actuel à Londres est une intense source de mécontentement et donc d’instabilité.

Xavier : Quelles sont les réactions en Ecosse et en Irlande du Nord ? Comment les populations et dirigeants locaux se préparent aux différentes options ?

P. B. : En Irlande, l’inquiétude est extrême vis-à-vis d’une éventuelle sortie sans accord pour des raisons économiques car la République d’Irlande risque d’être soumise à des droits de douane et asphyxiée, tandis que l’Irlande du Nord risque de devenir un sas d’entrée pour les marchandises illégales destinées à l’UE. En Ecosse, une dramatisation sert plutôt la cause des nationalistes au pouvoir à Edimbourg car elle justifierait la revendication d’un nouveau référendum sur l’indépendance.