Dans le centre d’Alger, autour de la Grande Poste, le 15 mars. / ABDO SHANAN / COLLECTIF 220

« Il ne faut rien lâcher. Si on lâche maintenant, on est cuits pour les trois ­prochaines générations. » Vendredi 15 mars, dans le centre d’Alger, Abdelghani s’apprête à aller manifester pour la quatrième semaine d’affilée. Sur la table du café où il est assis, le trentenaire a posé le quotidien francophone El Watan dont la une est barrée d’un « Dégagez ! ». Dans les ruelles, de jeunes hommes s’improvisent vendeurs de drapeaux algériens et d’écharpes vert-blanc-rouge.

Depuis le 22 février, des manifestations inédites mobilisent des centaines de milliers d’Algériens à travers tout le pays contre le cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis 1999 et, au-delà, pour un changement de système politique. Lundi 11 mars, le président avait annoncé dans une « Lettre à la nation » qu’il renonçait à un cinquième mandat, qu’il annulait l’élection présidentielle du 18 avril et qu’il mettrait en place un dispositif de transition. Il a aussi procédé à un remaniement du gouvernement, nommant Noureddine Bedoui au poste de premier ministre et Ramtane Lamamra à celui de vice-premier ministre. Ces annonces, loin de l’affaiblir, ont plutôt dopé la mobilisation de vendredi, qui a été générale sur l’ensemble du territoire. Outre Alger, l’ouest (Oran, Mostaganem), le centre (Tizi Ouzou, Béjaïa), l’est (Constantine, Sétif, Annaba) et le Sud (Ouargla, Tindouf, Ghardaïa) ont été le théâtre de marches massives.

« Ouyahia [l’ex-premier ministre] ou Bedoui, c’est la même chose. Ce n’est pas la peine d’annoncer un remaniement pour ça. On leur demande juste de partir, dans le calme », souffle Malika, la cinquantaine. Elle n’ira pas manifester dans les rues d’Alger, mais elle a demandé à son mari d’y aller. L’appel a été lancé pour 14 heures, après la prière, mais dès la fin de la matinée, des milliers de personnes, parées de drapeaux, sont déjà rassemblées entre la Grande Poste et la place Maurice-Audin, dans le centre-ville de la capitale. Les slogans sont virulents contre les autorités : « Voleurs, vous avez mangé le pays ! », « Dégage ! », « Le peuple ne veut ni Bouteflika ni Saïd » – le frère du président, à qui l’on prête un rôle important dans la gestion du pays.

« Recouvrer notre liberté »

Les pancartes sont pleines d’humour. Saïd Bouteflika, Ali Haddad, le dirigeant de l’organisation patronale du Forum des chefs d’entreprise, et Abdelmadjid Sidi-Saïd, secrétaire général de l’Union générale des travailleurs algériens, qui avait soutenu la candidature d’Abdelaziz Boufeflika, sont représentés en personnages de western, sur une affiche ornée d’un« Wanted »rouge. Des dessins de presse ont été imprimés et collés sur des plaques de carton. Des banderoles font référence à l’indépendance du pays en 1962, estimant que ce mouvement est celui de « l’indépendance du peuple ». « Au fond, on a toujours été sous la tutelle de quelqu’un depuis l’indépendance, estime Farida, 56 ans. J’espère que ce qu’on fait aujourd’hui nous permettra de recouvrer notre liberté. » Cette salariée d’une entreprise de communication, qui n’a jamais voté, a manifesté pour la première fois de sa vie le 8 mars. « Je continuerai à manifester toutes les semaines, jusqu’à ce qu’on obtienne des résultats », affirme-t-elle.

L’ambiance est à la fête. Au son des darboukas (instruments de percussion), des groupes de jeunes improvisent des séances de danse en cercle, des garçons montent sur les véhicules anti-émeutes des forces de ­l’ordre pour poser, des enfants chantent à tue-tête, des jeunes hommes draguent en demandant à des jeunes filles de les prendre en photo. « Tout est calme, ça se passe très bien, les gens s’entraident. C’est magnifique de voir notre pays comme ça », explique un homme qui porte son fils sur les épaules, alors que des femmes jettent des bouteilles d’eau aux manifestants.

Meriem, fonctionnaire, 50 ans, venue avec ses trois filles, n’a pas été convaincue par le message du président Abdelaziz Bouteflika. « Ça fait longtemps qu’on n’a plus de président. Tout le gouvernement doit partir. Vous entendez les slogans ? Ils ont pris tout l’argent pour eux. Nous travaillons et nous n’avons aucun droit. Ça ne peut plus durer », s’emporte-t-elle. « Renoncer au 5e mandat, ce n’est pas suffisant, il faut que tout le système en place depuis 1962 s’en aille ! », s’exclame Saliha, 74 ans. « Nous voulons que la mafia quitte le pouvoir, nous voulons des gens qui aiment le pays, des dirigeants qui viennent du peuple ! », déclare Hocine, 55 ans.

A Oran, vendredi 15 mars. Le fauteuil roulant symbolise le pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika, 82 ans, très affaibli depuis 2013 par un accident vasculaire cérébral. / RAMZY BENSADI / COLLECTIF 220

« C’est le peuple qui choisit, pas la France », « L’Elysée, stop ! On est en 2019, pas en 1830 », proclament des banderoles ou des pancartes

Samir, 37 ans, chauffagiste, est venu avec son fils de 7 ans, « parce que ce sont ses libertés qu’on défend ». Il aimerait que le jeune garçon puisse bénéficier d’une meilleure éducation et d’un meilleur système de santé : « Notre président doit partir en France ou en Suisse pour se soigner, c’est bien la preuve que notre système de santé est mauvais. ». Ourida est très en colère contre les autorités : « Ce gouvernement a tué des Algériens et a poussé les cerveaux à s’exiler. Qu’ils partent, on en a marre. Nous ne sommes pas là pour le pouvoir d’achat ! Nous défendons notre dignité. Nous n’avons besoin ni de ­Bédoui ni de Lakhdar Brahimi » – diplomate algérien qui a rencontré le 11 mars Abdelaziz Boutelfika. La France n’est pas non plus épargnée par les manifestants. « C’est le peuple qui choisit, pas la France », « L’Elysée, stop ! On est en 2019, pas en 1830 », proclament des banderoles ou des pancartes en référence aux propos du président français Emmanuel Macron qui avait « salué » les annonces du 11 mars de M. Bouteflika.

La manifestation se déroule dans le calme. En fin d’après-midi, les comités de quartier mettent en place des dispositifs de sécurité. Gilet orange sur le dos, des hommes forment une chaîne pour empêcher des jeunes d’approcher des forces de l’ordre et éviter les affrontements. D’autres demandent aux manifestants de rester sur les trottoirs pour permettre l’ouverture de la route à la circulation, alors qu’un troisième groupe, sacs-poubelle à la main, ramasse les bouteilles en plastiques jetées sur le sol.

Affrontements avec la police

Le comité de quartier du Sacré-Cœur, créé dans la semaine en réaction aux violences et aux dégâts matériels qu’a connus le quartier en fin de manifestation le 8 mars, a demandé à des bénévoles d’être présents dans la rue, aux côtés des forces de l’ordre, pour que des groupes de « voyous » ne s’infiltrent pas. Plusieurs groupes de jeunes hommes, en possession d’armes blanches, ont toutefois réussi à se glisser pour commettre quelques vols et agressions. Des affrontements ont aussi éclaté avec la police, qui a procédé à soixante-quinze interpellations. Ces heurts ont néanmoins été moins importants que ceux survenus lors de la manifestation du 8 mars.

A Tlemcen, vendredi 15 mars. / HOUARI BOUCHENAK / COLLECTIF 220

« La mobilisation des habitants du quartier a payé », sourit Abdelhafid. A 20 heures, le journal de la télévision d’Etat débute par des images des manifestations, laissant entendre des slogans hostiles au pouvoir. « Vous voyez, ça, on n’y aurait jamais cru il y a un mois », glisse-t-il. Signe d’une évolution des médias d’Etat, l’agence officielle Algérie Presse Service (APS) a publié une dépêche rapportant des « marches imposantes à travers le territoire national » en faveur d’un « changement profond du système » et du « respect de la Constitution ». Sur son balcon, Yasmina, 73 ans, sourit en regardant les points lumineux rouges des voitures qui quittent le centre-ville, bloquées dans les embouteillages. « Les Algériens ont montré aujourd’hui qu’ils étaient majeurs et vaccinés. Ils savent ce qu’ils veulent ».