Justin Trudeau, le 7 mars, à Ottawa. / PATRICK DOYLE / REUTERS

Qu’il semble loin le temps où Justin Trudeau, charismatique député de 44 ans, bouleversait l’échiquier politique canadien et remportait les élections fédérales de 2015, faisant progresser son Parti libéral de plus de 20 %. Quatre ans plus tard, à sept mois du prochain scrutin législatif, le premier ministre canadien apparaît plus affaibli que jamais.

Depuis le début de l’année, Justin Trudeau est empêtré dans l’affaire SNC-Lavalin. Cette entreprise de BTP, employant 50 000 personnes dans le monde, se trouve au cœur d’un scandale de corruption qui éclabousse jusqu’au sommet de l’Etat, et pourrait bien contribuer à faire chuter l’ancienne étoile montante de la politique canadienne.

  • Comment a éclaté l’affaire ?

Tout commence le 7 février, avec la publication par le quotidien Globe and Mail d’informations selon lesquelles des pressions auraient été exercées par l’entourage du premier ministre sur Jody Wilson-Raybould, alors ministre de la justice. L’objet de ces demandes insistantes : que la ministre renonce à des poursuites judiciaires contre la société SNC-Lavalin, impliquée dans un scandale de corruption en Libye.

Depuis le printemps 2018, le gouvernement Trudeau a en effet mis en place un accord pour suspendre les poursuites pénales contre une entreprise, lorsque celle-ci s’engage à admettre les faits, payer une pénalité et coopérer avec les autorités. Une nouvelle disposition dont souhaiterait bénéficier l’entreprise SNC-Lavalin, accusée depuis 2015 de corruption. Le groupe est accusé d’avoir versé 48 millions de dollars canadiens (32 millions d’euros) de pots-de-vin à des responsables libyens, du temps du dictateur Mouammar Kadhafi (de 2001 à 2011), pour décrocher d’importants contrats dans ce pays.

Un accord hors cour entre la justice et SNC-Lavalin aurait permis à cette société de s’acquitter seulement d’une amende. En revanche, en cas de procès, l’entreprise risque une condamnation plus lourde, et notamment d’être exclue pendant dix ans de tout contrat public fédéral. Une décision qui pourrait compromettre les quelque 16 000 emplois sur le territoire canadien.

Le 11 février, Justin Trudeau a démenti les accusations de pression. Selon lui, la ministre de la justice aurait démissionné du conseil des ministres si elle avait senti qu’elle faisait l’objet de pressions indues. Dès le lendemain, Jody Wilson-Raybould démissionne du gouvernement. Elle confirme des « pressions », assorties de « menaces voilées » de la part du cabinet du premier ministre afin qu’elle épargne le géant canadien du BTP. Elle affirme avoir été « rétrogradée » en janvier du portefeuille de la justice à celui des anciens combattants pour n’avoir pas cédé à ces pressions.

  • Démissions en série

Les dénonciations de Jody Wilson-Raybould ont fait grand bruit dans le pays. Quelques jours après, c’est le principal conseiller de Justin Trudeau et ami de longue date du premier ministre, Gerald Butts, qui remet sa démission pour tenter de circonscrire l’incendie. Ce dernier avait été directement mis en cause par l’ancienne ministre de la justice, comme plusieurs autres conseillers politiques et hauts fonctionnaires.

Dans la foulée, la ministre du budget, Jane Philpott, a claqué à son tour la porte du gouvernement, début mars. Elle explique n’avoir « plus confiance dans la façon dont le gouvernement a géré cette affaire et dans sa réponse à ces questions ».

Enfin, le plus haut fonctionnaire du Canada, Michael Wernick, a annoncé, lundi 18 mars, prendre sa retraite après trente-huit ans de carrière. Il avait également été cité nommément par Jody Wilson-Raybould. C’est la quatrième défection d’un proche de Justin Trudeau depuis le début du scandale, et la presse canadienne n’hésite pas à parler de pire crise politique au Canada depuis l’élection de 2015.

  • Deux enquêtes en cours

Deux enquêtes ont été lancées suite à ces révélations : l’une du comité de la justice de la Chambre des communes et l’autre du commissaire fédéral à l’éthique. La première a conduit à l’audition de plusieurs protagonistes du dossier, dont l’ancienne ministre Jody Wilson-Raybould, à l’origine de l’affaire. Celle-ci a affirmé, en réponse à une question de l’opposition, que rien d’illégal n’avait été commis, ordonné ou proposé par le premier ministre, malgré des « efforts constants et soutenus pour s’ingérer politiquement » qu’elle a jugé « inappropriés ».

Le commissaire fédéral à l’éthique enquête de son côté pour savoir si le premier ministre a personnellement contrevenu à la loi sur les conflits d’intérêts. S’il conclut positivement au terme de ses investigations, des poursuites pourraient être engagées.

  • Le risque d’une sanction dans les urnes

Au-delà de la légalité ou non des méthodes de l’équipe politique de Justin Trudeau et du premier ministre lui-même, l’affaire SNC-Lavalin a créé une ligne de fracture d’importance dans le pays. Au Québec, une majorité d’électeurs se prononce pour qu’un accord soit signé avec le géant du BTP, afin de préserver notamment les 9 000 emplois dans la région – le siège de l’entreprise étant situé à Montréal. Dans le reste du pays, en revanche, une large majorité se montre hostile à l’idée de ne pas poursuivre pénalement le groupe canadien pour ses actes de corruption soupçonnée en Libye de 2001 à 2011.

C’est probablement dans les urnes que s’écrira l’épilogue politique de cette affaire, le 21 octobre, lors des élections fédérales. Les derniers sondages annoncent le Parti libéral de Justin Trudeau à 31 % d’intentions de vote, tandis que les conservateurs semblent bénéficier de la crise en pointant à 38 %.

A huit mois du scrutin, Justin Trudeau a donc fort à faire pour éviter une défaite à son parti. Signe de cette fébrilité, le premier ministre s’est livré, jeudi 7 mars, à Ottawa, à un mea culpa devant la presse pour tenter de dénouer la crise. S’il a maintenu ne pas être intervenu de manière « partisane » et « inappropriée », le chef de l’Etat a reconnu des erreurs dans le fonctionnement de son cabinet et la communication avec ses ministres.

A la reconquête des électeurs, l’élu en a même appelé à la mémoire de son père, feu l’ancien premier ministre libéral Pierre Elliott Trudeau. Son attachement à la justice et à l’équité l’a toujours « inspiré », même si leurs styles de leadership sont différents, a-t-il précisé.