De drôles de visiteurs déambulent à la queue leu leu entre les imposantes sculptures du Palais de Tokyo à Paris. Cache yeux sur le visage, ils découvrent l’exposition de Theaster Gates avec pour seuls repères la voix de leur guide et leurs mains autorisées à tâter quelques-unes des œuvres. Comme le feraient des non voyants. Selon la fédération des aveugles de France, près d’1,7 million de Français sont atteints d’un trouble de la vision.

Emilien a déjà fait le parcours les yeux ouverts. Alors, cet exercice, il le ressent comme « un jeu de mémoire » : « j’essaie de mesurer à quel point, à partir de mes mains, j’arrive à reconstituer l’objet que j’ai vu », explique l’étudiant ingénieur de 22 ans. La médiatrice Celia Bachmann guide ses doigts sur une partie de l’œuvre en bois et corde, puis elle complétera par une description ce qui n’a pas pu être touché et deviné. « Je pense que j’ai mieux compris que pour une expo normale, parce qu’on écoute plus la guide, on est concentré sur sa voix », remarque Céline Manin, une des participantes. Les visiteurs notent aussi un rapport particulier à l’espace et au temps : perte de la notion de distance pour les uns, perception accrue de l’attente pour les autres, lorsque chacun s’impatiente pour toucher les objets.

Insolite et instructif

Nécessaires pour les déficients visuels, ces visites s’avèrent insolites et instructives pour les voyants. Au Musée de l’Homme, c’est moins par le sens du toucher que par l’odorat et les sons que le visiteur se plonge dans l’histoire de « Tromelin, l’île aux esclaves », qui raconte comment des Malgaches ont vécu quinze ans sur une île après avoir fait naufrage, en 1761.

Dès l’entrée de l’exposition, des parchemins et des objets de la fin du XVIIIe siècle plongent le visiteur dans un autre temps. Mais pour la visite sensorielle, tout commence par des chiffres. « 200 m2, et quatre tables divisées en deux », indique la guide Camille Noize, avant de commenter : « C’est important de se faire une image mentale de la salle. » Les participants touchent ensuite des cartes en relief spécialement conçues pour la visite sensorielle. Ils hument du café de l’île Maurice et des épices que le navire cherchait à rapporter de son voyage, touchent des écailles de poisson et des osselets de sternes, ces oiseaux qui servaient de nourriture aux insulaires. Ils écoutent ces mêmes mouettes et l’évanouissement des vagues, tandis que la guide déroule d’une voix grave et posée le récit de ces esclaves, ou fait entendre depuis une tablette les propos de chercheurs, archéologues, anthropologues qui ont travaillé sur l’île pour déterrer ce passé. Autant de procédés pour compléter le sens de la vue, qui occupe habituellement près de 90 % de notre attention.

Au cinéma, en revanche, il faudra compter seulement sur ses oreilles. Le festival de l’audiovision, qui s’ouvre ce 20 mars, permet de faire l’expérience de l’audiodescription : tandis que le film défile sur le grand écran, une voix off décrit décors, personnages, gestes et expressions. « Ça permet de ressentir des émotions », témoigne Sylvain Nivard, aveugle et bénévole à la cfpsaa, confédération qui regroupe une vingtaine d’associations d’aveugles et de malvoyants. La voix off ne doit être ni trop jouée, ni trop monocorde. Et pour l’ouverture du festival ce mardi 19 mars avec le film Pupille de Jeanne Herry, elle a même réussi à arracher quelques larmes.

Fanny Guyomard


Visite sensorielle sur Theaster Gates au Palais Tokyo le dimanche 7 avril à 17 heures.

Au musée de l’Homme, visite un samedi par mois, à 11 heures : le 13 avril et le 15 juin pour l’exposition permanente, et le 18 mai pour l’exposition temporaire “Tromelin, l’île aux esclaves”.

Festival de l’audiovision du 20 au 29 avril à Paris (UGC Gobelins) et du 1er au 10 avril à Lyon (UGC Astoria). 4,50 € la séance.