Présentation du système Stadia de Google, à San Francisco, le 19 mars. / STEPHEN LAM / REUTERS

De l’excitation curieuse jusqu’au dubitatisme, les amateurs de nouvelle technologie sont passés par toutes les émotions, mardi 19 mars dans la soirée, à l’occasion de la présentation par Google de son futur service de jeu vidéo à la demande, Stadia.

Celui-ci sera accessible depuis n’importe quel smartphone, téléviseur ou ordinateur connecté. Il sera compatible avec Chromecast et disposera d’une manette Wi-Fi spécialement conçue. Surtout, Stadia permettra de profiter, sans console ni carte graphique, aux dernières superproductions du jeu vidéo accessible dans son catalogue, dans une qualité d’image optimale : 4K, 60 images par seconde, contraste HDR, assure Google.

Mais passé l’enthousiasme de la découverte du concept, de nombreuses questions restent en suspens, et débattues dans le milieu du jeu vidéo.

Combien ça coûtera ?

Interrogé par Kotaku sur le coût du service, Phil Harrison, responsable de la division jeu vidéo de Google, a botté en touche : « Je n’en parlerai pas aujourd’hui. Nous reviendrons en détail dessus à l’été. »

De nombreux observateurs imaginent déjà un abonnement mensuel sur le modèle de Netflix, mais Google s’est bien abstenu de donner le moindre indice. Assassin’s Creed Odyssey, jeu le plus mis en avant, était commercialisé aux alentours de 60 euros à sa sortie, en octobre 2018. Plusieurs productions de son calibre sont désormais accessibles dans des offres à 10 à 20 euros par mois.

Mais le géant du Web, qui espère atteindre deux milliards de joueurs à terme, pourrait également se rabattre sur son modèle économique classique : gratuité d’utilisation contre collecte de données et publicité ciblées, alors que le jeu vidéo permet une observation quantitative fine des comportements des consommateurs.

Tout le monde pourra-t-il en profiter ?

En l’état actuel des offres et infrastructures Internet, la prudence est de rigueur. Pour l’instant, Google évoque une connexion de 25 mégabits/seconde nécessaire pour afficher un jeu vidéo en qualité Xbox One X (60 images/seconde, 1 080 p), soit autant que ce que Netflix réclame pour de l’affichage 4K. En termes de vitesse, il s’agit de l’équivalent d’une connexion 4G optimale ou d’une fibre d’entrée de gamme.

Mais, la pratique du jeu vidéo deviendra dès lors très dépendante de la bonne volonté des fournisseurs d’accès à fournir une bande passante suffisante. Alors que Netflix représente déjà 15 % du trafic mondial, aux Etats-Unis, plusieurs fournisseurs d’accès ont déjà imposé des plafonds mensuels à partir duquel le débit diminue. Faudra-t-il imaginer que les gros consommateurs de jeux vidéo à la demande ne bénéficient plus que d’une expérience bridée (définition d’image floue, affichage réduit, temps de réaction moindre) à partir du 15 ou du 20 du mois ?

Cette expérience dégradée, c’est par ailleurs celle qui attend les utilisateurs ne bénéficiant pas d’un bon réseau. Les habitants en zones mal couvertes, les immeubles non raccordés à la fibre, les voyageurs lors d’un trajet en train… autant de personnes qui devraient avoir une définition d’image en chute libre par rapport aux promesses de Google.

De même, il n’est, à ce stade, pas envisageable de jouer sur Stadia durant un voyage en avion, une connexion Internet étant a priori indispensable, sauf si Google prévoit une option de stockage local temporaire. De nombreux joueurs ironisent ainsi déjà sur le pas en arrière que pourrait constituer Stadia comparé à la Switch de Nintendo, une console permettant déjà de jouer indifféremment sur un écran télé ou nomade, et qui, elle, fonctionne partout, avec ou sans connexion Internet.

La disparition de l’objet jeu vidéo ?

Le monde du jeu vidéo, habituellement si attaché à l’objet, à la boîte, au souvenir, sera-t-il enclin à passer au tout dématérialisé ? Si le cloud gaming en général – et Stadia en particulier – s’impose, les consoles sous le sapin de Noël, les brocantes à chiner de vieux jeux ou encore les collections de madeleines de Proust n’auront plus de sens dans ce nouveau monde. Adieu également modding et bidouillage, faute d’accès au code des programmes.

Pire, le pan d’histoire du jeu vidéo à venir pourrait être tout simplement impossible à conserver dans des lieux de muséographies, et au gré des extinctions de droit ou d’un arrêt de service, des jeux entiers disparaître, comme récemment les morceaux de musique hébergés sur MySpace ou les messages sur Google Plus.

Interrogé par Kotaku, Phil Harrison s’est contenté de promettre que Stadia était là pour longtemps. « Je comprends cette inquiétude. Mais il vous suffit de regarder à quel point nous nous investissons dans cette plate-forme. Ce n’est pas un projet anodin, en aucune façon », a précisé le directeur jeu vidéo de Google.

Quid de la concurrence ?

C’est peu dire que la perspective de voir Google étendre son empire au jeu vidéo n’enchante pas tous les consommateurs. Mais Stadia sera-t-il seul sur ce marché ? Non. Comme l’a souligné Cédric Lagarrigue, ancien président de l’éditeur français Focus Home (Farming Simulator, Pro Cycling Manager), « Google a été le premier à dégainer son plan car [il n’est pas] contraint par des intérêts industriels ou économiques comme les acteurs du jeu vidéo (hardware, croissance, modèle). Mais il y a d’autres projets d’envergure dans les tuyaux qui vont se dévoiler. La course est lancée. »

Microsoft, au Salon du jeu vidéo de l’E3 de juin, devrait à son tour présenter des projets similaires. Le constructeur de la Xbox One, en plein renouvellement de console, détient déjà une offre de jeu en téléchargement illimité (le Xbox Game Pass) et une technologie de cloud gaming (le Project xCloud) en passe d’être fusionnés.

Sony, qui prépare sa PlayStation 5, dispose également de son service équivalent, le PlayStation Now, même s’il n’intègre, pour l’instant, pas les dernières nouveautés et ne tourne pas sur les smartphones.

En coulisses, c’est une bataille de contenu qui se prépare, chacun souhaitant s’offrir des exclusivités favorisant son offre. Google, qui n’a rien montré, multiplie en souterrain les acquisitions de droits. A terme, il n’est pas inenvisageable de voir les consommateurs devoir jongler entre plusieurs abonnements, comme c’est déjà le cas avec Netflix, Amazon Prime et OCS pour les séries, ou BeIN Sports, Canal+ et RMC Sports pour le football, pour espérer profiter de toutes les productions majeures.