Il régnait un calme inédit depuis le 17 novembre, aux abords de la place de l’Etoile à Paris, samedi 23 mars au matin. Des touristes qui se prennent en photo, des enfants qui jouent, et de très nombreux CRS, répartis en petites grappes. Mais aucun « gilet jaune » à l’horizon. Pas plus sur l’avenue des Champs-Elysées, où l’on observe les stigmates des violences de la semaine passée.

Beaucoup de magasins n’ont pas ouvert boutique et ont choisi des protections beaucoup plus solides pour leurs vitrines que les panneaux de bois, qui s’étaient révélés détachables et inflammables le 16 mars. Vandalisé puis incendié, le restaurant Le Fouquet’s a des allures de bunker, entièrement recouvert de panneaux de métal soudés entre eux.

Pour éviter de nouveaux débordements, la préfecture de police a, pour la première fois, interdit rassemblements et manifestations sur l’avenue et autour de l’Arc de Triomphe, lieux de rendez-vous habituels des contestataires depuis quatre mois. Jeudi, le montant des contraventions encourues par ceux qui participent à une manifestation interdite est passé de 38 à 135 euros. « On n’est ni fou ni débile, on n’allait pas aller là-bas pour se prendre des amendes », témoigne Isabelle, secrétaire de 50 ans, qui a choisi, avec un groupe de « gilets jaunes » de Beauvais (Oise), de se rassembler dans la calme place du Trocadéro.

« C’est grâce à la violence qu’on a reparlé de nous »

Entre eux, les violences qui ont saccagé une partie des Champs-Elysées font débat. « J’étais contre mais finalement, ça m’a fait changer d’avis, dit Maureen, 38 ans, courtière. Parce qu’au final, c’est grâce à la violence qu’on a reparlé de nous ». « Mais en mal ! Je ne suis pas d’accord », s’indigne Isabelle, qui juge ces agissements contre-productifs. « Y a quand même des gens de la politique qui ont tiré la sonnette d’alarme pour demander des réponses pas seulement répressives », insiste Maureen. « Ce que je retiens, c’est surtout qu’on a été gazé et qu’on en a dégueulé toute la semaine », peste Laurent, 51 ans, dessinateur industriel.

Dans l’après-midi, plusieurs milliers de « gilets jaunes » ont rejoint le cortège qui s’est élancé vers 13 heures de la place Denfert-Rochereau, dans le 14e arrondissement. Direction le Sacré-Cœur, tout au nord de la capitale. Un parcours déclaré en préfecture par un groupe de manifestants qui militent pour déclarer les rassemblements hebdomadaires : ils ne l’avaient pas fait le 16 mars sous la pression des « gilets jaunes » les plus virulents, qui estiment que ces cortèges tranquilles sont inefficaces. Dans le cortège, certains font d’ailleurs part de leurs velléités de faire dévier le parcours dans des rues adjacentes pour sortir des périmètres autorisés.

Mais malgré le dispositif policier très léger encadrant la manifestation – les manifestations déclarées se déroulant souvent entre des cordons serrés de gendarmes mobiles – et le fait que les barrières de chantier, utilisées par les manifestants les plus violents pour ériger des barricades, n’avaient pas été retirées du parcours, seuls de brefs incidents ont été signalés en fin d’après-midi. Signe qu’il s’agissait bien d’un cortège pacifique, à l’instar de nombreux autres ayant manifesté depuis janvier.

Comme ils l’avaient annoncé, les blacks blocs n’étaient pas présents, et les « gilets jaunes » les plus radicaux sont restés calmes. Le ministère de l’intérieur recensait 8 300 manifestants en France à 14 heures, dont 3 100 à Paris. Des chiffres que les « gilets jaunes » jugent en général sous-estimés. L’important dispositif policier annoncé par le gouvernement avait sans doute dissuadé certains d’entre eux de faire le déplacement.

Un « ultimatum 2 » à Paris pour l’acte XXIII

Des « gilets jaunes » devant la basilique du Sacré-Cœur à Paris, samedi 23 mars. / BENOIT TESSIER / REUTERS

Christine, qui a manifesté chaque semaine depuis le 17 novembre – sauf deux fois pour des anniversaires – n’a, elle, pas renoncé. « Pacifiste mais pas mouton », a écrit sur son gilet cette infirmière de 57 ans. « Depuis des semaines, le peuple est dans la rue mais on ne voit que les casseurs et on oublie les revendications. Alors que tout le monde est là pour la même chose : le fait qu’il n’y a plus d’argent dans nos porte-monnaie à la fin du mois, s’indigne-t-elle. On manifeste pour nos parents, pour nos enfants. Et on nous envoie la police, on nous contrôle ? Mais dans quel monde on vit ? »

Une fois encore, les violences de l’acte XVIII resurgissent dans la conversation. Beaucoup estiment que les forces de l’ordre ont laissé faire les casseurs. Christine, elle, dit apprécier le cortège apaisé de ce samedi, tout en « comprenant » ceux qui cassent. « Je finis le mois à zéro euro mais je ne suis pas à découvert. J’ai un toit, on ne vit pas dans la misère. Mais ceux qui sont à moins 500 euros à la fin du mois, qui manifestent depuis 19 semaines et qui voient que tout continue d’augmenter, que l’essence coûte aussi cher qu’en novembre, que personne ne les entend… Je comprends qu’ils en viennent à tout casser ».

Au pied du Sacré-Cœur, dans l’après-midi, se mélangent « gilets jaunes », touristes, marathoniens, un pope avec une icône à la main, des drapeaux catalans, corses, anarchistes, et un drapeau français sur lequel est écrit : « Stop taxes, stop censure, stop immigration, stop anti-France ». Tout cela cohabite un moment, au son d’une guitare et du chant « On est là, on est là, pour être vaillants et pour l’honneur d’un monde meilleur, même si Macron veut pas ». Avant que le drapeau ne soit arraché aux cris de « Les fachos dehors » et « Nous sommes tous des enfants d’immigrés ».

Vers 17 heures, alors que la manifestation commence à se disperser, un cortège repart vers le centre de Paris avant d’être bloqué sur le boulevard de Strasbourg par un rideau de CRS et de camions. Après un bref face-à-face, les forces de l’ordre tirent des grenades lacrymogènes pour disperser le rassemblement. Plusieurs poubelles sont incendiées, la vitrine d’une banque brisée et un distributeur vandalisé. Une demi-heure plus tard, les manifestants ont reflué et se sont éparpillés dans les rues alentours.

Une semaine après l’une des journées de manifestation les plus violentes depuis le début du mouvement, Paris a peut-être connu malgré ces heurts sa journée de mobilisation la plus apaisée. Ce qui ne présume en rien des mobilisations à venir. Des actes plus virulents sont annoncés pour les prochaines semaines, et notamment un « ultimatum 2 » à Paris pour l’acte XXIII, le 20 avril.