Il est permis, dans certains cas « exceptionnels », de recevoir un testament ailleurs que dans un bureau. / Radius Images / Photononstop

Quand Paul F., richissime industriel à la forte personnalité, ordonne quelque chose, il semble difficile de lui résister. Le 2 décembre 2005, lorsque, de passage à Paris, il convoque son notaire, Me M., dans une brasserie du 17e arrondissement, le Royal Villiers, afin de lui dicter son testament, celui-ci se garde de répondre qu’il vaudrait mieux aller à son étude, ainsi que le prévoit le règlement du conseil supérieur du notariat : « Pour la dignité et l’indépendance de ses fonctions, le notaire ne peut, sauf cas exceptionnel, accueillir sa clientèle et recevoir ses actes que dans son office… ».

Me M. accepte de se rendre à la brasserie, et Paul F., alors âgé de 80 ans, lui dicte son testament, en présence de son avocat, Me Thierry L., également convoqué, ainsi que de la belle-mère du propriétaire. Il institue ses deux enfants, Alain et Catherine, légataires à titre universel conjoints de ses biens immobiliers situés en France, qui comprennent notamment une maison à Dinard (Ille-et-Vilaine). Il fait de sa quatrième épouse, Daisy, la légataire à titre particulier du contenu de ces biens (meubles, tableaux, objets…). Il retourne ensuite au Royaume-Uni, où il vit, depuis le début des années 1990.

Réserve héréditaire

Le 8 mai 2008, Paul F. se rend au cabinet Rooks Rider, de Londres, afin de dicter un autre testament, qui ne concerne cette fois que son patrimoine anglais. Au moyen d’un trust, il lègue tous ses biens situés en Angleterre et au Pays de Galle à Daisy et aux enfants de celle-ci. Il ne prévoit rien pour Alain et Catherine, comme l’y autorise la loi anglaise, qui ne reconnaît pas l’institution de la réserve héréditaire (part à laquelle les enfants ont droit, selon la loi française). Il nomme Me Thierry L. exécuteur testamentaire de la succession anglaise, et précise qu’en cas de litige, les seules juridictions compétentes seront les juridictions britanniques. Le 13 décembre 2010, il décède à Londres.

Cas exceptionnel

En 2015, Alain F. attaque le notaire devant les tribunaux. Il lui reproche d’avoir « irrégulièrement » recueilli les dernières volontés de son père dans un lieu de restauration, sans avoir, au préalable, réclamé à celui-ci un certificat médical prouvant qu’il avait toutes ses facultés, et sans avoir d’abord fait l’inventaire de ses biens, certaines propriétés ayant selon lui fait l’objet de « donations déguisées » à Daisy. Il affirme que ces « fautes » lui ont causé un préjudice : l’atteinte à sa réserve héréditaire, le legs particulier fait à sa belle-mère ayant dépassé la « quotité » dont son père pouvait disposer. Il demande à être indemnisé de ce préjudice à hauteur de… 3,5 millions d’euros.

Me M. répond qu’il est permis, dans certains cas « exceptionnels », de recevoir un testament ailleurs que dans un bureau. Il fait valoir que le cas de Paul F. était exceptionnel : il sortait de clinique, où il s’était fait opérer la veille, le 1er décembre, et il « pouvait privilégier un lieu plus décontracté qu’une étude de notaire ». Ce que le tribunal de grande instance de Paris admet, le 5 avril 2017, après avoir constaté que la réception du testament dans ce lieu n’a pas « entaché la régularité ou l’efficacité de l’acte ».

Insanité d’esprit

Le notaire ajoute qu’il n’avait pas à demander de certificat médical à Paul, celui-ci ayant été opéré de l’abdomen, ce qui ne concernait pas ses facultés cognitives. En outre, rappelle, le 22 janvier (2019), la cour d’appel de Paris, saisie par Alain F., c’est à celui qui invoque l’insanité d’esprit du testateur d’en apporter la preuve.

Le notaire, enfin, fait valoir que sa mission est d’« authentifier les propos du déclarant, et non d’en vérifier le contenu », ce que confirme la cour d’appel : « Il n’avait pas à vérifier, au moment de l’établissement du testament, si la quotité disponible était respectée » car « c’est au décès que cette question peut être envisagée ». La cour juge donc que la responsabilité professionnelle du notaire ne peut être engagée. Elle précise que « l’appelant ne peut reprocher à Me M. de n’avoir pas pris en compte des donations qu’il estime déguisées », alors que cette question faisait l’objet d’une procédure distincte.

Incompétence juridictionnelle

Au décès de son père, en effet, Alain F. assigne aussi sa belle-mère, devant le tribunal de grande instance (TGI) de Paris. Il demande que le testament de 2005 soit annulé, au motif que son auteur n’aurait pas été sain d’esprit quand il l’a dicté à la brasserie. Il souhaite que Daisy soit condamnée à « réintégrer l’ensemble des legs et donations » qui lui ont été consentis par Paul, « tant en ce qui concerne les biens situés en France que ceux situés à l’étranger ». Il soutient notamment que sa belle-mère a bénéficié de « donations déguisées », sous la forme de parts sociales de SCI lui permettant de détenir des appartements dans plusieurs villes de France. Il souhaite que le tribunal ordonne le « partage judiciaire » de la succession de son père.

La veuve réplique que le tribunal doit se déclarer incompétent, du fait que le défunt vivait au Royaume-Uni depuis plus de 17 ans : la juridiction et la loi applicables seraient celles de sa « dernière résidence habituelle ». Le TGI, qui statue le 12 mai 2016, considère qu’au regard des règles françaises du droit international privé en vigueur lors du décès, la juridiction compétente est celle du « dernier domicile du défunt, sauf pour les immeubles, qui relèvent du juge de l’endroit où ils sont situés ».

C’est donc au TGI de Saint-Malo (Ille-et-Vilaine) qu’il revient de se prononcer sur les demandes relatives à la succession immobilière, puisqu’une maison se trouve à Dinard. Et c’est à une juridiction britannique de se prononcer sur les demandes relatives à la succession mobilière - notamment aux parts de SCI.

Conflit d’intérêt

Le notaire n’est pas le seul professionnel du droit dont Alain F. recherche la responsabilité : l’héritier s’en prend aussi à Thierry L., témoin du testament français de 2005, et exécuteur testamentaire du testament anglais de 2008. Il affirme qu’il aurait été son propre avocat dans le cadre de la succession française, et qu’il se serait retrouvé en situation de conflit d’intérêts lorsqu’il aurait exécuté la succession anglaise, au profit de Daisy. Il lui reproche de ne pas lui avoir donné de conseils impartiaux lui permettant de faire valoir ses droits, et lui réclame, à lui aussi, la bagatelle de… 3,5 millions d’euros, en réparation de son préjudice.

Le tribunal de grande instance de Paris juge, le 28 février 2018, que Me L. n’était pas l’avocat d’Alain F. - il n’aurait effectué pour son compte qu’une mission limitée de conseil fiscal - et que sa responsabilité civile professionnelle ne peut être engagée.