Un membre des Forces démocratiques syriennes devant les restes de la ville de Baghouz, en Syrie, près de la frontière irakienne, le 24 mars. / GIUSEPPE CACACE / AFP

Après plusieurs semaines de combats, les Forces démocratiques syriennes (FDS) ont annoncé, samedi 23 mars, la chute du dernier bastion de l’organisation Etat islamique (EI), à Baghouz dans le Nord syrien.

Pour autant, si l’organisation terroriste a perdu son « califat » autoproclamé, le danger djihadiste demeure bien présent en Syrie et en Irak, où les attentats, assassinats et prises d’otages restent courants.

Beaucoup craignent ainsi la résurgence de l’EI, qui dispose encore de cellules disséminées dans le désert, considérant notamment que les camps où les naufragés de Baghouz ont échoué représentent de véritables bombes à retardement.

Questionneur : La perte de son territoire géographique annonce-t-elle nécessairement la fin de Daesh ?

Hélène Sallon : Dire que l’EI est vaincu est une erreur, même à la seule échelle de la Syrie, comme l’a fait Donald Trump le 22 mars. La guerre menée depuis 2014 par les forces irakiennes et syriennes, avec l’appui de la coalition internationale anti-EI, a eu pour effet de reconquérir les territoires – un tiers de l’Irak et de la Syrie – tombés aux mains de l’EI et de démanteler le califat autoproclamé par le groupe djihadiste en 2014. Même après la proclamation de la victoire militaire, en Irak à la fin 2017 et en Syrie avec la chute de Baghouz le 23 mars, les forces locales comme étrangères ont précisé que la bataille contre le groupe et son idéologie n’était pas terminée.

L’EI a essuyé une défaite territoriale, mais le groupe djihadiste continue d’exister. D’abord dans ces deux pays, au travers de cellules clandestines. Les forces locales doivent désormais mener des missions de contre-terrorisme dans ces territoires libérés. L’EI est également présent dans une dizaine de pays, notamment en Afrique et en Asie. Il continue aussi d’être actif idéologiquement, à mener des actions de propagande pour recruter de nouveaux membres à travers le monde.

b : Pouvez-vous nous décrire les conditions dans lesquelles les familles de l’EI retranchées à Baghouz vivaient ces derniers mois ?

Hélène Sallon : Les personnes que j’ai interrogées sorties de Baghouz début mars, notamment des femmes françaises, belges ou venant de pays du Maghreb, m’ont dit que leur vie au sein du califat avait basculé il y a un an avec le début de la bataille contre Mayadin, une ville située 100 kilomètres plus au nord, sur l’Euphrate. Dès lors, il n’y a plus eu d’aides ni de salaires distribués aux membres de l’EI, et il leur a fallu déménager régulièrement au fur et à mesure de l’avancée des Forces démocratiques syriennes (FDS). Jusqu’à arriver à Baghouz, il y a environ deux, trois mois. Certains, notamment des familles syriennes de l’EI, y étaient en revanche déjà depuis deux ans.

A Baghouz, certaines familles ont réussi à s’installer dans des maisons. Les femmes et les hommes vivaient séparément. Les familles qui n’ont pas trouvé de maisons se sont installées dans des tentes, dans des voitures aussi, sur les terrains agricoles entre les maisons de Baghouz, qui est un petit village agricole avec des maisons espacées. Au fur et à mesure de l’avancée des FDS, tous se sont retrouvés à habiter ce campement de tentes et de véhicules, même les combattants. Des tranchées ont été creusées pour mettre les tentes et les familles à l’abri des combats et des bombardements, et aussi permettre aux combattants d’évoluer hors de la vue des FDS et des avions de la coalition. Le camp était devenu le champ de bataille.

Depuis décembre, Baghouz est assiégé, et il est devenu de plus en plus difficile pour les familles de trouver de l’eau courante, des vivres ou des médicaments. Les combattants et les membres en vue du groupe étaient prioritaires, notamment au seul point de distribution que l’EI continuait à approvisionner pendant les dernières semaines dans Baghouz. L’administration de l’EI a continué à s’exercer jusqu’aux derniers moments. La hisba (police religieuse) continuait début mars à tourner dans le camp avec un véhicule.

Annabella : Les FDS ont-elles les moyens de maintenir en détention les djihadistes ? Sont-elles les seules forces à maintenir leur captivité ou sont-elles secondées par la coalition internationale, le gouvernement de Damas (ce qu’il en reste) ?

Hélène Sallon : Les FDS ne cessent d’alerter sur leur incapacité à prendre en charge à la fois les combattants de l’EI et leurs familles. En ce qui concerne les familles, le camp d’Al-Hol, dans le nord-est syrien, qui a accueilli tous ceux qui sont sortis de Baghouz (quelque 65 000 personnes, dont 25 000 membres des familles de l’EI et 34 000 civils) est au point de rupture, selon les organisations humanitaires. Il est prévu pour accueillir 5 000 personnes, mais ce sont 74 000 personnes qui y sont arrivées depuis décembre.

Certains pays se sont engagés à récupérer leurs ressortissants, comme l’Irak, qui en a 20 000, ou la Tchétchénie, mais la France et la majorité des autres pays européens se refusent encore à le faire.

En ce qui concerne les combattants faits prisonniers – dont 5 000 arrêtés pour la seule bataille de Baghouz –, ils sont dans des centres de détention gardés par les FDS. Les services de renseignement de la coalition ont très certainement accès à leurs ressortissants détenus pour interrogatoire. Le gouvernement de Damas n’est pas présent dans ces centres. Les FDS répètent qu’ils ne peuvent garantir le maintien en détention de ces prisonniers à terme, notamment en cas de retrait américain, d’offensive de la Turquie sur le nord-est syrien ou de retour des forces du gouvernement syrien.

Camille : Maintenant que Baghouz est libérée, quel avenir pour le projet d’autonomie kurde ? Peut-on imaginer un soutien international après le rôle qu’ils ont joué dans le combat contre l’EI ?

Hélène Sallon : L’annonce du retrait des troupes américaines de Syrie, et incidemment des autres troupes étrangères comme celles de la France, compromet sérieusement le projet d’autonomie kurde sur le Nord-Est syrien. Les forces kurdes ne peuvent assurer seules leur contrôle sur ces territoires. En cas de retrait, elles pourraient être confrontées à une offensive turque, si le champ est laissé libre au président Erdogan pour intervenir.

Le président syrien Bachar Al-Assad a aussi menacé les Kurdes d’intervenir pour restaurer l’autorité du régime sur ces zones. Des négociations entre les Kurdes et le gouvernement de Damas avaient d’ailleurs été relancées après l’annonce du retrait américain, en décembre, mais elles ont échoué. Le gouvernement de Damas exclut jusqu’à présent de donner aux Kurdes une autonomie sur ces régions, même sous la forme d’une fédération.

Dans les régions à majorité arabe, il va en outre être difficile pour les forces kurdes de continuer à imposer leur administration à terme, et a fortiori en cas de retrait américain. Il y a déjà beaucoup de critiques aujourd’hui parmi les habitants de Rakka envers l’administration arabo-kurde qui gère la province.