Lundi 25 mars à la Sorbonne, dans le cadre du festival Les Dionysies qu’il organise depuis quelques années à Paris et dont le programme est consacré à la tragédie grecque, sa passion, Philippe Brunet devait présenter Les Suppliantes, le premier volet des Danaïdes d’Eschyle. Las, une cinquantaine de militants de la Ligue de défense noire africaine (LDNA), de la Brigade anti-négrophobie, et du Conseil représentatif des associations noires (CRAN) en ont décidé autrement, bloquant l’entrée de l’université pour protester contre un spectacle qu’ils jugeaient racialiste. En cause : l’utilisation par la troupe de maquillages et de masques pour personnifier les Danaïdes, ce qu’ils apparentent au « blackface ».

Dénonçant « la force et l’injure », et « un contresens total », l’université s’est soulevée comme un seul homme contre ces accusations de racialisme. « C’est absurde, cela n’a rien à voir avec l’intention de la pièce, s’emporte Alain Tallon, le doyen de la faculté de lettres de la Sorbonne. Le blackface – se grimer en noir pour se moquer des Noirs – est une pratique que nous condamnons avec la plus grande fermeté. »

Les temps changent et les symboles avec : le masque, si essentiel dans la tragédie grecque, avec ses traits exagérés, destiné à être vu de loin, qui permettait au même acteur de jouer plusieurs personnages successivement, est devenu aujourd’hui un objet de litige.

« L’erreur est humaine, la persévérance diabolique »

Professeur d’histoire, spécialiste du XVIe siècle (« donc l’irrationnel cela me connaît aussi »), Alain Tallon s’agace : « A partir du moment où l’on refuse d’entrer dans la violence, il est très facile pour quelques personnes haineuses de bloquer un spectacle. Et la seule chose que nous puissions faire, en tant qu’universitaires, c’est de réfléchir à quelle réponse apporter à cette incompréhension. »

Français par son père, Japonais par sa mère, le metteur en scène, Philippe Brunet, n’est pas le premier venu dans le monde universitaire. Helléniste attaché à la restitution du grec ancien dans sa rigueur linguistique, il revisite les classiques antiques. Depuis vingt-cinq ans avec sa troupe, il consacre ainsi ses recherches à la phonologie, la métrique et la scansion du vers, faisant le lien avec le chant acoustique et musical et restituant sur scène le fruit de ses traductions. Il nous a ainsi offert en 2010 une nouvelle traduction remarquée de L’Iliade.

« Je connais Philippe Brunet, j’ai suivi ses cours de grec à Normale Sup, mais la question n’est pas celle des personnes, c’est celle des actes, explique avec son éternel calme (olympien ?), Georges-Louis Tin, le président d’honneur du CRAN. Nous avons interpellé Philippe Brunet dès vendredi sur les réseaux sociaux, et il n’a pas réagi à nos sollicitations. Je ne mets pas en doute ses intentions, mais nous disons : l’erreur est humaine, la persévérance est diabolique. »

Le metteur en scène, lui, est plongé dans un océan de questionnements. Il montre les masques dorés qui devaient être utilisés et qui ne sont pas ceux mis en avant sur les réseaux sociaux. Les masques comme la musique font en effet partie intégrante de la recherche de son théâtre-laboratoire.

« Ce qui a d’abord agacé ces jeunes gens très intransigeants, c’était une photo d’une Danaïde que j’avais maquillée, d’une couleur cuivrée, magnifique, se désole-t-il. On n’est pas là pour faire de la provocation mais pas non plus pour faire comme Waterhouse [peintre britannique] et les préraphaélites. » Comprendre : transformer en nymphes blanches et éthérées les filles de Danaos, qui, dans cette épopée, ont grandi dans la vallée du Nil, tout comme les fils d’Argos auxquels on veut les marier.

« Je me suis toujours employé dans l’héritage grec à montrer l’importance de l’Afrique, souligne-t-il. Un discours qui n’était pas très apprécié des hellénistes indo-européanistes. »

« Ce sont des censeurs qui décident a priori »

Dialogue de sourds. Parce qu’on ne mène pas un combat en écoutant l’autre : baisser la garde serait déjà une défaite ? Ou parce que la mémoire de siècles d’esclavage est si forte qu’elle rend la chose irréparable ? « Il n’y a pas un bon et mauvais blackface, de même qu’il n’y a pas un bon et un mauvais racisme. En revanche, il y a un blackface conscient et un blackface inconscient, répond Georges-Louis Tin. Le racisme n’est pas seulement une idéologie réservée à l’extrême droite. Ce serait trop simple. C’est pour cela que nous luttons. »

Dans le passé, Philippe Brunet a travaillé avec le cinéaste ethnologue Jean Rouch : on peut ainsi le voir dans Le rêve plus fort que la mort, à Niamey, en 2001, mettant en scène dans un théâtre de plein air Les Perses d’Eschyle avec le grand intellectuel nigérien Diouldé Laya qui déclame les vers de Darios, le vieux roi mort, en grec ancien, et en fulfulde, la langue des Peuls. Il a également monté une Antigone abyssinienne et ses guêtres l’ont emmené dans cette Ethiopie « où l’on trouve, dit-il, les Homère d’aujourd’hui ».

Plus que de l’amertume, c’est une détresse que l’on sent dans la voix du metteur en scène pris à contre-pied : « On est face à une forme de radicalisation qui ouvre une brèche très dangereuse pour la liberté d’expression, pour l’art dans son ensemble. Je voulais qu’ils regardent la pièce, et qu’ils jugent après, mais ce sont des censeurs qui décident a priori. On ne peut pas nous couper de l’Afrique. Nous sommes profondément Africains. C’est ce que raconte Hérodote. Ces gens-là vont juste nous séparer. »

Le festival Les Dionysies se poursuit jusqu’à la fin de la semaine sur la geste des Atrides, avec Agamemnon mercredi 27, Les Choéphores et Les Euménides à la Sorbonne jeudi 28 et l’ensemble de cette trilogie qui compose L’Orestie d’Eschyle donnée samedi à la Bibliothèque nationale. A la Sorbonne, on réfléchit désormais à une manière de reprogrammer le spectacle de lundi.