Les données de mobilité, un enjeu stratégique pour les villes. / Paul Bradbury/Caiaimages /Photononstop

Une voiture avec chauffeur au prix de quatre tickets de bus. Au terminus du tramway, les habitants de quartiers périphériques de Nice peuvent, depuis juillet 2018, rentrer chez eux en VTC après 20 heures au prix fixe de 6 euros, à condition d’être abonnés au réseau de transports en commun. La régie Ligne d’Azur, qui gère les transports de la métropole niçoise, a conclu un partenariat avec Uber pour assurer les derniers kilomètres en soirée, suscitant la colère des taxis. Au passage, la métropole récupère de précieuses données numériques sur les trajets et habitudes de ses administrés.

Dans le jargon des urbanistes et des ingénieurs, on appelle cela une stratégie multimodale : conjuguer plusieurs modes de transports au cours d’un même trajet. Une façon d’inciter les particuliers à renoncer à leur auto. On en est encore loin en France, où 80 % des trajets quotidiens sont effectués en solitaire dans une voiture personnelle.

Mais à l’heure de l’urgence climatique, les villes se mettent en ordre de bataille pour inciter le voyageur à abandonner son confortable habitacle. Et cela tombe bien. En quelques ­années, l’offre de modes de déplacements ­alternatifs a explosé : trottinette, vélo, scooter, autopartage, covoiturage ou voiture avec chauffeur… Comment organiser les combinaisons les plus efficaces pour se déplacer d’un point à un autre en consommant le moins possible d’énergies fossiles ? La bataille se joue autant sur le bitume qu’à l’échelle des serveurs numériques, où collectivités et plates-formes se disputent le rôle de pilote de la ville.

Autorités régulatrices des mobilités

Le partage des données de mobilité est en ­effet devenu un enjeu stratégique majeur. « Les villes ont besoin de ces informations pour améliorer les services publics et les coordonner avec les autres modes de déplacements », constate Cristina Pronello, chercheuse à l’université de technologie de Compiègne.

Or, si les collectivités sont tenues d’ouvrir leurs données, rien n’oblige pour le moment les acteurs privés à faire de même. La situation pourrait évoluer prochainement avec la future loi d’orientation sur les mobilités, soumise ce mois-ci au vote du Parlement et qui devrait renforcer les moyens de l’acteur public. L’une des mesures-phares prévoit ainsi que l’ensemble du territoire soit couvert par des « autorités organisatrices de mobilité ».

L’étape suivante se profile déjà : expérimenter un seul outil de paiement pour organiser et payer l’ensemble des modes de transports. Depuis septembre, c’est le cas à Mulhouse (Haut-Rhin), où une seule appli et un même abonnement donnent accès aux bus, tramways, vélos et voitures en libre-service, mais aussi aux parcs de stationnement de la ville.

L’atout de ces systèmes intégrés est d’offrir à l’usager le meilleur service en fonction de ses affinités. L’équation est simple : « Plus le ­logiciel prédictif de gestion de trafic dispose d’informations sur nos habitudes et nos modes de vie, plus il sera performant pour nous ­conseiller le mode de transport le plus efficace et nous fera du même coup abandonner la ­voiture ­individuelle », souligne Jacques Priol, consultant et auteur du Big Data des territoires (FYP Editions, 2017).

Circulez, vous êtes tracés !

Mais à quel prix ? « Dès que l’on utilise ce genre d’algorithme, on déploie des technologies qui peuvent servir à des fins de surveillance, constate-t-il. Quand une seule application vous ­propose le choix entre différents modes de ­transports, cela veut dire que vos données sont mises en commun, même si toutes ne sont pas hébergées au même endroit. La question est de savoir s’il existe un équilibre entre l’intérêt général et le risque d’affaiblissement des libertés personnelles. Toutes les innovations publiques qui utilisent nos données doivent être regardées à l’aune de cette question. »

« Ce n’est pas parce qu’on a vendu un abonnement qu’on a le droit de géolocaliser la personne en permanence. » Régis Chatellier, chargé d’études prospectives à la CNIL

Depuis le printemps 2018, le Règlement général pour la protection des données (RGPD) a renforcé les droits des individus. « La première obligation, quand on recueille des données ­personnelles, c’est le principe de finalité, souligne Régis Chatellier, chargé de recherches au laboratoire prospectif de la Commission ­nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). On ne peut pas collecter des données “au cas où”, pour voir ensuite ce qu’on en fait. Il faut un objectif précis et proportionné, qui peut relever de l’intérêt public, par exemple fluidifier le trafic. Ce n’est pas parce qu’on a vendu un abonnement qu’on a le droit de géolocaliser la personne en permanence. » L’information de l’usager est centrale. « Il faut que la démarche soit transparente, lui dire pourquoi on souhaite sa géolocalisation et respecter son droit à ­l’effacement », précise-t-il.

Encore faut-il que le RGPD soit appliqué. En juillet 2018, un journaliste d’Associated Press a montré que l’application Google Maps continuait de géolocaliser ses utilisateurs à travers différents services, alors même que l’usager avait supprimé cette fonctionnalité. « Chez certains acteurs, qu’ils soient publics ou privés, il y a la tentation d’une ville complètement monitorée où ils auraient accès à tout tout le temps, ­reconnaît Régis Chatellier. Mais ce n’est pas possible, car c’est oublier les droits des individus. »

Autre condition importante, la qualité de l’anonymisation des données recueillies doit être irréprochable. En 2015, une étude parue dans Nature a montré qu’une base de données de mobilité sans identifiants directs – noms et adresses – peut néanmoins permettre de distinguer la plupart des individus. « Il suffit de connaître quelques points de ­localisation pour identifier 95 % des personnes sur une population de 10 millions », précisent Claude Castelluccia et Daniel Le Métayer, chercheurs à l’Institut national de recherche en informatique et automatique (Inria), qui travaillent sur l’analyse des risques dans ce domaine. Il existe différentes techniques d’anonymisation, dont « les plus ­robustes réduisent l’utilité des données et donc la précision des analyses ».

Un citoyen acteur de ses données

Le passage à la multimodalité pose donc des questions essentielles d’éthique et de gouvernance. Jusqu’où aller ? Quelle place pour l’usager dans de tels dispositifs ? Son rôle doit-il se résumer à produire des données ? Encore timides, des initiatives voient le jour pour associer plus étroitement les habitants.

Depuis septembre, l’agglomération de La ­Rochelle développe un ambitieux chantier de self data, en partenariat avec la Fondation ­Internet nouvelle génération, la Fabrique des mobilités (Ademe) et des acteurs privés. Né en Finlande et également testé à Lyon et à ­Nantes, le concept vise à faire du citoyen ­l’acteur de ses données personnelles, pour qu’il en récupère la maîtrise. L’expérience ­prévoit que des habitants volontaires aient ­accès à leurs données de mobilité, hébergées sur des serveurs personnels, et puissent décider pour quels services ils acceptent d’en ­autoriser l’usage.

Sans surprise, une enquête préliminaire a montré que les participants sont prêts à partager leurs données s’ils en tirent un bénéfice personnel, afin d’aménager de nouvelles pistes cyclables lorsqu’ils pratiquent le vélo, par exemple, ou d’optimiser les horaires de bus en fonction de leurs besoins. Le dispositif explore des modèles coopératifs. Pour Virginie Steiner, administratrice générale des données de La Rochelle, « c’est à l’individu de décider avec qui il veut partager ses données et pourquoi ». Une démarche qui pose néanmoins la question de la montée en compétences des ­citoyens, afin que ces choix ne concernent pas qu’une minorité de personnes informées.

Cet article est extrait d’un dossier réalisé dans le cadre d’un partenariat avec la métropole de Rennes.