Des chrétiens entrent dans une église protestante à Rabat, au Maroc en avril 2017. / FADEL SENNA/AFP

La première moitié de sa vie, Zouhair Doukali a été un fervent musulman. De ceux qui connaissent le coran par cœur, animés d’une foi inébranlable. Son père, un imam respecté de Sidi Bennour, une petite ville de la région agricole des Doukkala, au sud-ouest de Casablanca, lui a tout appris. La prière, les ablutions, l’histoire de l’islam et des autres religions. La capacité, surtout, à ne jamais remettre en question ses croyances.

Son frère aîné a été le premier de la fratrie de sept à quitter Mahomet pour Jésus-Christ. « Il est allé poursuivre ses études à Casablanca, où il vivait chez un oncle. Un jour, l’oncle a appelé mes parents pour leur dire de venir en urgence », relate cet informaticien de 38 ans. Une bible est retrouvée dans la maison. Le frère de Zouhair, âgé alors de 16 ans, avoue s’être converti au protestantisme évangélique. « Mon père l’a renié, mon oncle l’a chassé de chez lui et il s’est retrouvé à la rue, se souvient Zouhair. Il était devenu impur, il avait trahi sa famille, son peuple, sa culture. On ne peut pas faire pire. » Zouhair sourit. Quelques années plus tard, lui aussi est devenu protestant.

« Religion étrangère »

Au Maroc, où l’islam est religion d’Etat et le roi « commandeur des croyants », les chrétiens étrangers sont libres d’exercer leur culte et sont protégés par les autorités. Mais les Marocains qui choisissent une autre confession sont contraints de vivre cachés. Car si la loi ne condamne pas explicitement le renoncement à l’islam, les convertis risquent jusqu’à trois ans de prison pour prosélytisme. « Au Maroc, le christianisme est perçu comme une religion étrangère. Les convertis n’existent pas aux yeux de la société marocaine », indique Clémence Martin, une responsable de l’ONG protestante Portes ouvertes, qui a classé cette année le Maroc 35e sur 50 à son index mondial de persécution des chrétiens.

Dans ce pays majoritairement musulman sunnite de rite malékite, les minorités religieuses représentent environ 1 % de la population. « Nous sommes beaucoup plus nombreux que la société veut le croire », assure Zouhair. La presse locale fait état de quelques milliers de convertis, pour la plupart protestants – entre 2 000 et 6 000, selon un rapport international sur la liberté religieuse réalisé en 2017 par le département d’Etat américain. Seuls les services marocains, qui surveillent de près les lieux de culte, connaissent la véritable portée de ce phénomène encore minimisé.

Ces dernières années, les musulmans convertis au christianisme ont profité d’un certain climat de tolérance pour sortir peu à peu de l’ombre. « Il y a moins d’arrestations, moins d’interrogatoires musclés. Tant qu’on reste tranquilles et qu’on ne fait pas de prosélytisme apparent, les autorités nous tolèrent », atteste Zouhair. Rassemblés au sein d’une Coordination des chrétiens du Maroc, dont il est le président, Zouhair et d’autres convertis ont saisi en 2017 le Conseil national des droits de l’homme (CNDH) pour demander « la fin de la persécution » de leur communauté.

A quelques jours de la visite du pape au Maroc les 30 et 31 mars, la coordination, qui n’a pas pu obtenir un statut légal, a envoyé une lettre au souverain pontife pour lui demander de « garantir le droit de pratiquer leur foi au Maroc ». « Dans un pays où on est minoritaires, la visite du pape est un symbole fort même si on n’est pas catholiques, assure Kamal, un autre membre de la coordination. Tous les moyens sont bons pour exister. Bien sûr, Internet reste notre plus grand allié. »

« Giflée dans la rue »

L’essor des réseaux sociaux a marqué un tournant dans leur combat. Depuis quelques années, des groupes Facebook et des vidéos sur Youtube où les chrétiens marocains se rendent visibles ont fait leur apparition. Des figures comme le pasteur évangélique Saïd Oujibou, un Franco-Marocain passé par l’islam radical et converti au protestantisme dans les années 1990, militent sur Internet pour faire sortir « de leur isolement les néochrétiens venus de l’islam ».

Pour Amina, une convertie de 31 ans, il est encore trop tôt. « J’ai trop peur du regard de la société, témoigne cette mère de famille. Si jamais mon employeur venait à apprendre mon secret, je n’aurais plus de travail et mon enfant serait renvoyé de l’école. » Un épais rideau rouge masque le crucifix accroché au mur de son salon. « On m’a déjà giflée dans la rue, insultée, craché dessus. J’ai déménagé cinq fois. » Contrainte, comme les autres, de pratiquer sa religion dans la clandestinité, Amina se réunit chaque dimanche avec une dizaine de fidèles dans des églises à la maison insoupçonnables, où sont installés des autels pour prier. « Nous prions en darija (arabe dialectal marocain). Nous sommes Marocains avant tout. Pas des traîtres. Pas des étrangers. »

C’est ainsi qu’a été perçu Zouhair Zouhair lorsqu’il s’est converti à l’âge de 19 ans. « On m’a accusé de vouloir obtenir un visa pour les Etats-Unis ou d’avoir touché de l’argent », dit-il, hochant la tête. « C’est vrai que les protestants offrent parfois de l’argent, reconnaît Zouhair. Mais les wahhabites en donnent encore plus ! »

Son cheminement spirituel a commencé à l’adolescence. « Lorsque mon frère a été rejeté à cause de sa conversion, j’ai commencé à me dire : comment mon père, un homme de religion, peut-il abandonner son propre fils ? C’est ça le message que renvoie l’islam ? » Zouhair s’intéresse alors au christianisme et se met à écouter une émission évangélique diffusée en langue arabe sur la Monte-Carlo Doualiya (ex-RMC Moyen-Orient, filiale de France médias monde). « Ils ont commencé à m’envoyer des livres et j’ai échangé des correspondances avec des chrétiens à l’étranger. J’ai trouvé l’amour et la paix dans l’Evangile. » Près de vingt ans plus tard, aux yeux de ce chrétien radical, « le véritable islam est celui qu’applique l’Etat islamique et les salafistes n’ont fait qu’ouvrir les yeux sur la vraie nature de cette religion. »

« Avoir plus de clients »

Comme Zouhair Doukali, de nombreux convertis ont découvert le culte évangélique sur des chaînes radio ou télévisées étrangères où des pasteurs prêchent en arabe et même en darija comme Brother Rachid, né au Maroc d’un père imam, devenu animateur de la chaîne évangélique Al-Hayat TV, diffusée depuis Chypre. « Les croyants qui renoncent à l’islam se tournent principalement vers les protestants évangéliques car ceux-ci font du prosélytisme, une composante essentielle de leur religion. Et le processus de conversion y est peu contraignant », explique un spécialiste marocain des religions qui a requis l’anonymat. Même s’il existe des Marocains dans leur communauté, les catholiques se veulent plus prudents. « Ce n’est pas la mission de l’Eglise d’avoir plus de clients et nous ne baptisons pas de Marocains », tranche l’archevêque de Rabat, Mgr Cristobal Lopez Romero.

« Ce sont souvent des gens pieux qui ne se retrouvaient plus dans l’islam officiel et que la propagande évangélique a réussi à séduire, poursuit l’universitaire. Les discours islamiques radicaux qui se sont multipliés ces dernières années ont créé une grande confusion chez certains musulmans. Et la facilité d’accès aux informations aujourd’hui leur a permis d’avoir d’autres choix. »

La présence de missionnaires plus ou moins souterrains venus surtout des Etats-Unis n’est pas étrangère à cette vague de conversion. Ces volontaires souvent cachés sous les habits d’hommes d’affaires ou de bénévoles associatifs interviennent jusque dans les régions les plus enclavées du royaume. En 2010, une dizaine d’évangéliques œuvrant dans l’orphelinat Village de l’espérance, dans le Moyen-Atlas, avaient été expulsés, accusés de prosélytisme auprès des enfants et des populations alentour.

Dans le royaume chérifien, qui veut promouvoir une image d’ouverture et de multiculturalisme, la question est rarement abordée publiquement. Le puissant ministre des habous et des affaires islamiques, Ahmed Toufiq, en poste depuis 2002, est resté silencieux sur la question. « La composante chrétienne marocaine n’est pas un problème nouveau, mais il faut laisser le temps au temps. Une réexploration de nos lois est en cours », s’est contenté de dire Ahmed Abbadi, secrétaire général de la Rabita Mohammadia des oulémas, lors d’une conférence de presse le 18 mars à Paris sur la visite du pape au Maroc.

Pour les autorités, la gestion des Marocains protestants est depuis longtemps un difficile exercice d’équilibriste. La nouvelle Constitution, adoptée après les manifestations de février 2011, avait suscité des débats sur les libertés religieuses, mais la pression des islamistes a freiné les possibilités d’évolution. Et l’interdiction d’accès aux églises officielles fait toujours planer le risque de voir des Marocains se tourner vers des missionnaires fondamentalistes discrètement implantés dans le royaume.