Jeudi 28 mars, au petit matin, les Parisiens ont découvert, en plusieurs lieux, près de vingt tags au pochoir et à la bombe de craie sur leurs trottoirs, imitant les pointillés d’une place de parking et mentionnant « Place réservée aux sans-abri… A partir du 31 mars, des milliers de personnes perdront leur place d’hébergement hivernal… Soutenez notre combat », signé de l’écusson rouge et blanc de l’Armée du salut. Ce faisant, la fondation caritative veut frapper les esprits et sensibiliser les citoyens aux difficultés engendrées par la fin, dimanche 31 mars, de la trêve hivernale. « Plus personne ne doit dormir dans la rue, c’est une pratique d’un autre âge », a rappelé jeudi 28 mars Samuel Coppens, porte-parole de la fondation, aux militants et journalistes venus carrefour des Arts-et-Métiers à Paris, autour de la monumentale statue de bronze Harmonie du sculpteur Antoniucci Volti, qui représente une femme allongée dormant à même le trottoir.

C’est devenu un rituel. A l’approche de la date fatidique, pour les hébergés d’urgence, du 31 mars, les associations, la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), Emmaüs solidarité, l’Armée du salut, font rouler les tambours. Elles alertent sur la situation de milliers de personnes que la fin de l’hiver va remettre à la rue : 15 000 places auront permis, entre novembre et mars, de porter les capacités d’accueil à 155 000 lits dans toute la France. Il est tout aussi rituel que le gouvernement prenne, quelques jours avant cette échéance, une mesure prétendument exceptionnelle et 2019 ne déroge pas à la tradition. Dans un entretien au journal La Croix, jeudi, le ministre chargé de la ville et du logement, Julien Denormandie, a annoncé la pérennisation de 6 000 places, soit 1 000 de plus qu’en 2018 : « C’est un effort sans précédent, qui représente un coût budgétaire de 50 millions d’euros, un poste qui a progressé de 15 % par rapport à 2017. Ainsi, en deux ans, nous aurons ouvert plus de places que les cinq années précédentes », soit sous le quinquennat de François Hollande, se félicite le ministre.

Gestion « court-termiste »

« Il faut saluer cette avancée significative », reconnaît Florent Gueguen, directeur général de la FAS, qui regrette cependant « une gestion au thermomètre, court-termiste et qui, au final, coûte cher. On équipe dans l’urgence des lieux inadaptés, des gymnases, des tentes, qui offrent parfois des conditions d’accueil indignes, ou sur des durées trop courtes pour amortir ces investissements », explique-t-il. « Nous avons, cette année, beaucoup mieux anticipé le plan hivernal, ce que les associations ont reconnu, rappelle M. Denormandie. J’ai noué avec elles un dialogue serré, avec des rencontres tous les mois et demi ; chaque semaine, je suis en visioconférence avec les préfets de région pour faire le point sur les places ouvertes », explique le ministre qui dit suivre ce dossier « avec détermination et humilité. Nous avons aussi renforcé l’accompagnement social et nous multiplions les actions pour aller vers les personnes à la rue, avec des maraudes à la rencontre des familles ».

Derrière ce jeu institutionnel, l’errance des personnes sans abri, qui alternent épisodes de rue et séjours dans de nombreuses structures d’accueil, reste une épreuve cruelle et marquante. Setenik, jeune femme de 23 ans venue d’Arménie, cache mal son émotion à l’évocation de sa vie dans la rue : « C’est un terrible stress de ne pas savoir où dormir, comment se laver, où se changer… On a l’impression que tout le monde vous regarde et vous reproche cet état, alors qu’on n’y est pour rien. Ce n’est pas un choix. » Elle est aujourd’hui tirée d’affaire, a obtenu un statut de réfugiée et travaille comme coordinatrice pour l’Armée du salut.

Judicael Moïse, âgé de 32 ans, et son compatriote camerounais Ferdinand Njoh, tous deux lecteurs et fans de Barack Obama dont ils s’échangent les ouvrages, ont connu la rue. Judicael y est resté six mois durant, à son arrivée à Paris en juillet 2016, errant des bancs de la gare du Nord au très dur centre La Boulangerie, boulevard Ney. C’est une hospitalisation qui l’a sauvé et lui a permis d’intégrer une vraie structure d’hébergement. Ferdinand se souvient : « Lorsqu’on a appris que le centre fermait bientôt, l’inquiétude a gagné tout le monde. Moi qui aime tant lire, je n’y arrivais plus. On ne mangeait plus rien. » Il a finalement intégré une structure, est devenu membre du Conseil national des personnes accueillies et a, par ailleurs, écrit un roman dont le manuscrit « a été accepté par un éditeur », se réjouit-il.

« Pour combien de temps on est là ? C’est la première question que les hébergés nous posent à leur arrivée et on ne sait pas quoi leur répondre », confie le directeur d’un centre de l’est parisien géré par l’Armée du salut. « Faut-il accepter d’ouvrir temporairement des lieux d’accueil pour les refermer quelques mois plus tard et mettre tout le monde à la porte, ou pas ? C’est un vrai dilemme, raconte Louis Ngwabije, directeur du centre d’hébergement du Palais du peuple, dans le 13e arrondissement. Mais on se résout à ouvrir en disant que c’est mieux que rien, on accueille les gens, on les connaît et les apprécie, et puis il faut fermer ! Ça fait mal, ça casse la dynamique de remise en confiance et on retrouve les personnes quelques mois plus tard, encore plus cabossées. »

Devant l’afflux de demandes d’hébergement, confirmé par les résultats en hausse de la récente Nuit de la solidarité, à Paris, le gouvernement a dû se résoudre à renforcer les capacités d’accueil, alors qu’il escomptait des économies sur ce poste et sur les nuits d’hôtel pour développer sa politique dite « du logement d’abord » : « Nous marchons sur deux jambes, la mise à l’abri, qui se doit d’être inconditionnelle, et le développement de solutions durables, soutient M. Denormandie. En 2018, près de 70 000 personnes, soit 20 % de plus qu’en 2017, ont pu quitter la rue et les centres d’accueil pour des logements très sociaux, des pensions de famille ou des appartements loués dans le parc privé, en intermédiation locative. »