C’était le 25 mars : l’éditeur de jeux vidéo Bethesda Softworks, à grand renfort de directs vidéo, d’offres spéciales et de produits dérivés, fêtait les 25 ans de sa série phare, The Elder Scrolls.

25 ans donc, que des titres comme Morrowind ou Skyrim font souffler un vent de liberté inédit dans les voiles du jeu vidéo, ravissant les joueurs et n’en finissant plus d’inspirer l’industrie.

25 ans, ou à peu près. En réalité, la date du 25 mars n’est apparue que récemment dans les communiqués de Bethesda, à l’occasion du 20e anniversaire de la série, en 2014. Les dix ans avaient eux été célébrés, à l’époque, un 5 mars. Et à vrai dire, Bethesda publiait déjà des correctifs pour Arena, le premier épisode de la série, dès le mois de… février 1994, un mois avant sa supposée sortie ! « Je suis désolé, je ne me souviens pas de la date de sortie officielle », avouait l’Américain Ted Peterson en 2014 dans les colonnes du magazine JV.

3 000 exemplaires à l’époque

Scénariste sur Arena, considéré comme l’un des trois pères de la série avec le producteur Vijay Lakshman et le programmeur Julian LeFay (de son vrai nom Julian Jensen, leader du groupe et personnage atypique responsable notamment de disques d’électro danoise), Ted Peterson se souvient alors surtout des débuts très artisanaux du studio, d’une époque durant laquelle les développeurs empaquetaient eux-mêmes les premiers exemplaires du jeu. Difficile dans ces conditions un peu bricolo de retenir une date précise.

Lors du développement de la couverture, les programmeurs ont dû faire face à la hausse spectaculaire du prix du tissu dessiné. Habiles, ils s’en sont sortis en ne vêtissant que trois personnages sur quatre. / Bethesda Softworks

D’autant que quand ce jeu bizarre arrive en boutique, pas grand monde ne l’attend. Bethesda n’est pas encore le poids lourd de l’édition (Skyrim, Fallout 76, Dishonored, les derniers Doom…) dont chaque jeu est attendu comme un événement.

C’est même la première fois que l’alors petit studio de la Côte est, fondé par des anciens de l’industrie du cinéma, s’attaque à ce genre de chantier. Jusqu’ici, Bethesda n’a signé que quelques simulations sportives et des adaptations plus ou moins heureuses des films Terminator.

Alors, seuls 3 000 exemplaires trouvent dans un premier temps le chemin des boutiques spécialisées. « On était sûrs qu’on avait foutu la boîte dans le mur et qu’on allait faire faillite », se souvient M. Peterson.

Un jeu de gladiateurs

L’équipe visait initialement une sortie en novembre 1993, mais a raté la fenêtre de Noël. La raison de ce retard : l’Arena sur lequel a travaillé Bethesda Softworks pendant des mois n’a pas grand-chose à voir avec celui qui est finalement sorti en boutique, jeu de rôle immensément ambitieux laissant le joueur se promener sur un terrain de jeu de la taille d’un continent, Tamriel.

Ce n’était pas l’idée de départ. D’ailleurs, initialement, la direction de Bethesda ne voulait pas d’un jeu de rôle, un genre où les concurrents (Ultima Underworld, Wizardry, etc.) étaient nombreux, et bien installés. Arena au départ doit donc être un jeu d’action, un de plus pour les créateurs de The Terminator.

Un jeu de combat en arène en fait, jouable à plusieurs. L’histoire est simple, et inspirée du Sang des héros, de David Peoples (plus connu pour sa contribution aux scénarios de Blade Runner et de L’Armée des douze singes) : celle d’un empereur qui organise des combats sanglants pour satisfaire les appétits de ses ouailles. Le joueur, à la tête d’une équipe de gladiateurs, y parcourt le monde, allant de ville en ville afin de se frotter aux équipes locales.

Mais le développement de ces combats en multijoueur patine. Les programmeurs n’y arrivent pas – et ne s’y intéressent pas beaucoup. A l’inverse, passionnés de jeux de rôle papier, ils prennent un malin plaisir à introduire des quêtes secondaires, à rajouter des lieux facultatifs permettant de trouver des pièces d’équipement.

La date de sortie prévue approche et ils doivent se rendre à l’évidence : c’est désormais un embryon de jeu de rôle qu’ils ont sur les bras. Perdu pour perdu, le développement est rallongé de deux mois, le temps de gribouiller précipitamment un semblant de scénario (plutôt que de faire la tournée des arènes, il faut désormais faire celle des donjons, pour réassembler les bouts d’un puissant artefact capable de tuer un vilain sorcier). Le temps aussi de rater les fêtes de Noël, assurant à Arena une sortie en catimini.

Joueur de l’équipe de France de rugby ayant fui à la mi-temps de l’humiliation de Twinckenham et suppliant le joueur de ne pas le dénoncer. / Bethesda Softworks

L’ADN des « Elder Scrolls »

Aujourd’hui, Arena paraît désespérément vide. A vrai dire, c’était déjà le cas dans les années 1990. Ses personnages sont interchangeables, et il n’y a pas grand-chose à faire dans sa centaine de villes qui sentent bon le copier-coller. Et en dehors de sa quête principale, élémentaire et répétitive, il n’y a finalement qu’une demi-douzaine d’archétypes de missions (tuer un monstre, livrer un objet, etc.) à se mettre sous la dent.

Sauf que, et c’est le génie involontaire d’Arena, celles-ci sont un formidable carburant à se raconter des histoires. Ces six ou sept archétypes sont en effet déclinés à l’infini : le donneur de quête, le lieu, le monstre à tuer, la récompense, ne sont jamais les mêmes. La surprise n’est jamais grande, mais le plaisir est toujours renouvelé.

Résultat, les gens ne jouent pas à Arena pour le finir : ils y jouent pour se perdre dans un monde certes chiche en interactions, mais qui a la démesure d’un vrai.

« On ne pensait pas que les gens préféreraient faire des quêtes secondaires plutôt que de s’occuper de la quête principale », s’étonnait encore en 2014 Ted Peterson. Sans le savoir, la petite équipe vient pourtant de découvrir l’ADN des Elder Scrolls.

« J’ai une relation particulière avec les mauvais jeux »

Le bouche à oreille finira pourtant par prendre. Bethesda Softworks met en chantier une suite, Daggerfall, dont Ted Peterson assure la conception. Dégoûté par l’accueil critique, qui adore le jeu mais lui reproche son écriture très fainéante, l’ex-scénariste met les bouchées doubles, s’inspire de livres et y injecte aussi pas mal d’un de ses jeux préférés, l’obscur Legends of Valour (il le concède lui-même, il a « une relation particulière avec les mauvais jeux »), dans lequel le joueur peut se promener librement dans un monde à l’échelle d’une ville.

Surtout, il tisse en guise de scénario un réseau d’intrigues politiques très inspirées de la série britannique Moi Claude empereur, mais qui ne ferait pas tache dans Game of Thrones. Sorti en 1996, beaucoup trop ambitieux, Daggerfall est formidablement cassé, boiteux mais superbe. Il creuse de façon démesurée le sillon à peine esquissé par Arena. C’est le chef-d’œuvre de Ted Peterson et de Julian LeFay, qui n’a qu’un seul vrai regret : ne pas avoir eu le temps de programmer un mode multijoueur.

Daggerfall Trailer
Durée : 01:12

Le succès sera au rendez-vous, mais on ne peut pas pour autant parler de raz-de-marée. Il faudra attendre les années 2000 pour ça, et que Todd Howard, grand fan d’Arena, embauché à l’époque pour en assurer le support technique, ne prenne les rênes de la série.

Sa vision est différente, et il fera du troisième opus, Morrowind, quelque chose de plus raisonnable, de plus maîtrisé. Un écrin fait main pour une aventure ciselée plutôt qu’une gigantesque boîte à outils foutraque. Une option qui s’avérera payante : Morrowind (2002), et plus encore Oblivion (2006), sans même parler du dernier opus à ce jour, Skyrim (2011), ont été d’énormes succès. Un sixième opus a été annoncé en juin 2018.

L’amertume des créateurs

C’est simple : le succès critique et public des épisodes « récents » est tel qu’il a fini par faire oublier celui des épisodes d’origine. D’ailleurs en 2018, dans le long documentaire hagiographique que consacre la chaîne YouTube Noclip à Bethesda, seules cinq petites minutes sont consacrées à Arena et Daggerfall. Surtout, les noms de leurs créateurs, qui n’apparaissent pas à l’écran, sont évacués en une phrase.

Gros avantage des cornes rentrées vers le bas : diminuer les risques de blessure de son ennemi au combat. « Arena » était une grande uvre humaniste. / Bethesda Softworks

Leurs témoignages, il faut aller les rechercher dans des interviews fleuves données en 2017 et 2018 au site Indigo Gaming. Julian LeFay explique ainsi avoir claqué la porte de Bethesda Softworks au tout début du développement de Morrowind, ne pouvant plus supporter les conditions de travail de l’époque, qu’il présente comme détestables.

Un peu amer, il ajoute : « Les idées de base [des nouveaux jeux] restent les miennes, même s’ils les ont améliorées. Je ne leur enlève aucun mérite, ils ont fait un formidable travail, mais eux se font des milliards alors que moi je ne touche rien. » Avant de confesser : « Je ne suis pas un businessman. »

On y apprend aussi que Ted Peterson, lui, s’il a aussi quitté l’entreprise à cette époque, a continué à travailler en tant que consultant sur Morrowind et Oblivion, chargé notamment de veiller à la continuité de l’univers qu’il a créé.

L’avenir sera automatique

Tous deux, en revanche, ne cachent pas leur déception de voir la série s’écarter de leurs ambitions initiales. Pour Julian LeFay, il y a d’abord un problème d’échelle. « Dans Oblivion, on peut traverser la province en quinze ou vingt minutes maximum. J’ai des parcs près de chez moi plus grands que ça ! »

Selon lui, il est important dans un jeu de rôle que le monde soit grand, très grand : Daggerfall fait plus de 200 000 km², contre 40 km² pour Oblivion. Quitte à ce qu’il soit, comme notre monde bien réel, trop grand pour être visité à pied :

« Comme dans un jeu de rôle sur papier, on ne peut pas vraiment décrire tous les lieux, mais il est important que le joueur sache qu’ils existent. [Dans un jeu comme Oblivion], on est obligé de caser beaucoup trop de nuances dans un tout petit espace. »

Oscar et Oswald, pas vraiment des amis « chair ». / Bethesda Softworks

Pour Ted Peterson, l’avenir est à l’usage raisonnable de la génération procédurale, c’est-à-dire la génération automatique de vastes territoires, de quêtes et de personnages. Idéalement, au sein de jeux massivement multijoueur où le joueur « pourra être partie prenante de l’histoire, mais sans être le centre de l’histoire ». « Minecraft s’en approche, mais imaginez ça, des centaines de fois plus sophistiqué », s’emballe-t-il au micro d’Indigo Gaming.

Quand bien même l’histoire aura donné tort à leur vision, les créateurs des Elder Scrolls originaux peuvent se consoler : leurs noms sont assurés de figurer dans tous les épisodes à venir. Ne serait-ce que, parce qu’avant de quitter Bethesda, Theodore « Ted » Peterson et Julian LeFay ont pris soin de donner leurs noms, ou plutôt leurs pseudonymes, à deux personnages capitaux de l’Empire de Tamriel : Sheogorath, le dieu de la folie, et Julianos, le dieu de la sagesse.