C’est l’histoire d’une menace de coup d’Etat. Mais c’est aussi, plus simplement, celle d’une tentative de désinformation ordinaire. Le 13 décembre 2018, le site Infowars diffuse un « scoop » : alors que la France, comme 151 autres pays dans le monde, vient de ratifier le « pacte de Marrakech » sur l’immigration, il publie une lettre ouverte, signée par une dizaine de généraux, qui accusent le président de la République de « trahison ». L’article agite la menace d’un coup d’Etat ou d’une guerre civile, expliquant que « les Français ont une raison de plus de se révolter », alors que le pays est secoué depuis plusieurs semaines par les mobilisations du mouvement des « gilets jaunes ».

Infowars n’est pas un « petit » site : créé par le conspirationniste américain Alex Jones, il a servi à diffuser de multiples théories du complot aux Etats-Unis, depuis le Pizzagate, qui prétendait dénoncer l’existence d’un réseau pédophile gigantesque au sein du parti démocrate américain, jusqu’aux théories avançant que la tuerie de l’école de Sandy Hooks (vingt-huit morts dont vingt enfants assassinés dans une école en 2012) n’avait jamais eu lieu. Alex Jones a fini par être banni, à l’été 2008, de tous les grands réseaux sociaux, mais son site existe toujours. Et il s’intéresse régulièrement à l’actualité européenne : Paul Joseph Watson, qui signe l’article sur la « lettre ouverte des généraux », faisait partie fin 2016 des « influenceurs » qui diffusaient de fausses informations après l’attentat de Berlin.

Un record pour Russia Today

La « lettre des généraux », traduite et diffusée par le site, existe bien : le texte a été publié, le 7 décembre, sur plusieurs blogs confidentiels de militaires ultraconservateurs. Mais le courrier, et sa présentation, omettent de préciser plusieurs points importants. D’abord, les généraux qui signent le texte sont tous à la retraite, et non pas d’active ; d’autre part, ils sont tous politiquement ancrés très à droite, comme Charles Millon, signataire et présenté comme « un ancien ministre de la défense », qui avait été exclu de l’UDF après son alliance en 1998 avec le Front national lors des élections régionales. On trouve aussi parmi les signataires du texte Christian Piquemal, qui fut bien général mais ne peut plus se prévaloir du titre : il a été radié des cadres de l’armée après avoir participé à une manifestation anti-migrants illégale en 2016.

Tous ces éléments sont détaillés, le lendemain, dans un article du Parisien, qui explique aussi longuement que le « pacte de Marrakech » n’est pas, comme l’affirme la lettre, une cession d’un « pan de la souveraineté nationale ». Autant d’éléments de contexte importants qui sont, en revanche, absents d’un article sur le même sujet publié le lendemain par la version française de Russia Today.

Or, c’est ce dernier article qui explose en popularité sur les réseaux sociaux. Une étude de l’entreprise Alto Analytics, spécialisée dans l’analyse de la diffusion des messages en ligne et partenaire de plusieurs rédactions européennes, dont Le Monde, montre que l’article de Russia Today a été, de mi-décembre à mi-janvier, l’article d’actualité politique le plus partagé sur les réseaux sociaux, tous sites confondus. Le tweet de la chaîne de télévision a été partagé plus de 800 fois, bien plus que tous les autres messages de Russia Today cette semaine-là ; les chiffres d’Alto analytics totalisent plus de 1 800 partages, contre un millier pour l’article du Parisien, et environ 250 pour un article similaire du populaire blog d’extrême-droite fdesouche.

Essentiellement partagé par des comptes d’extreme droite

Qui a donné autant de visibilité à ces articles et à cette lettre ouverte, qui évoque à demi-mot la menace d’un coup d’Etat militaire ? Ces différents liens ont circulé dans plusieurs groupes Facebook du mouvement des « gilets jaunes ». Mais selon l’analyse d’Alto Analytics, ils y ont majoritairement été publiés par des comptes dont le comportement affiche une grande proximité avec l’extrême droite, plus qu’avec ceux des militants « gilets jaunes » classiques. Comme le montrait une précédente étude de l’entreprise, ce sujet, comme celui du « pacte de Marrakech », n’a pas émergé dans les espaces de débat des « gilets jaunes », mais a été activement poussé par une frange de l’extrême droite. Des comptes européens et américains anti-islam ou anti-immigration ont aussi diffusé ces articles, qui ne semblent pas spécifiquement avoir été poussés par des comptes automatisés.

Le schéma de diffusion des messages ne semble pas montrer de concertation spécifique, mais plutôt des partages très organiques de militants de la droite de la droite. En cela, l’histoire de la « lettre des généraux » est emblématique de la manière dont se diffusent les informations douteuses en ligne. Elle montre comment un message publié sur un blog confidentiel a pu être exhumé par des complotistes britanniques et américains, avant de permettre à un média financé par un pays étranger d’évoquer une menace de coup d’Etat militaire en France. Et devenir, ainsi, l’article le plus partagé d’un mois pourtant riche en actualités politiques de toutes sortes.

Le pacte de Marrakech en trois intox