L’avis du « Monde » – à voir

Habité par les mille murmures et frissonnements secrets qui entourent le fleuve Amazone, le second long-métrage et première incursion dans la fiction de la réalisatrice brésilienne Beatriz Seigner, présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, se fonde sur deux réalités concomitantes. Tout d’abord, l’afflux vers le Brésil de réfugiés colombiens fuyant les conflits armés qui opposent continûment les guérillas révolutionnaires, l’armée étatique et les groupements paramilitaires (et ce en dépit du désarmement des FARC en 2017). Ensuite, la position sur leur route de la « isla de la Fantasia », territoire insulaire et insolite situé à la triple frontière de la Colombie, du Pérou et du Brésil. Beatriz Seigner s’inscrit à l’intersection de ces situations humaines et géographiques pour construire une étonnante fiction transfrontalière, en bascule entre les espaces et les temps.

Amparo (Marleyda Soto) a fui la Colombie et laissé derrière elle un mari mort dans la rébellion, pour débarquer sur l’île de la Fantasia avec sa fille, Nuria (Maria Paula Tabares Peña), et son fils, Fabio (Adolfo Savilvino). Recueillie par une aïeule, elle doit désormais se reconstruire une existence : s’installer dans un cabanon, mettre ses enfants à l’école, engager des démarches juridiques pour obtenir dédommagement, trouver du travail, s’intégrer dans une nouvelle communauté. Mais, bientôt, son mari, Adam (Enrique Diaz), réapparaît auprès d’elle et de ses enfants, présence familière et intermittente qui semble ne les avoir jamais quittés. Il se trouve en effet que Fantasia n’est pas exactement une île comme les autres, mais une sorte de portail sur l’au-delà où les fantômes de passage, guidés par le fleuve, peuvent momentanément cohabiter avec les vivants.

Une passerelle entre les pays et les mondes

Los Silencios tresse ainsi cette belle idée d’une île qui pourrait être tout autant une passerelle entre les pays qu’entre les mondes. Avec son réalisme anthropologique, privilégiant les plans longs et les cadres larges, replaçant les personnages dans la topographie de l’île (ses habitations sur pilotis, son réseau de palissades, ses toitures de tôle rouillée, ses friches et l’omniprésence des eaux fluviales), le film se laisse infiltrer presque imperceptiblement par un fantastique qui se fond dans l’ordinaire, comme s’il n’était qu’un autre versant de la réalité (il s’agit moins de surnaturel que de « sous-naturel »). Ainsi, les fantômes venant sur l’île ne se distinguent-ils en rien des vivants, mais discutent et interagissent avec eux, comme si de rien n’était. Avec une sobriété remarquable et une touche de roublardise, le film se garde bien de les désigner comme tels, livrant le spectateur à une ambiguïté flottante (les visites du père sont-elles réelles ou fantasmées), cheminant pas à pas vers une révélation bouleversante, qui redéfinit jusqu’au statut des personnages.

Beatriz Seigner a cette idée simple et belle d’orner les revenants de marques phosphorescentes, évoquant les peintures rituelles des Indiens autochtones

Derrière l’installation d’Amparo, qui recouvre aussi un processus de deuil, se dessine en filigrane la situation de Fantasia, sorte d’hétérotopie ou d’intermonde à l’avenir incertain. Une scène d’assemblée villageoise révèle une île convoitée et menacée par les promoteurs immobiliers (on prévoit d’y construire un casino pour développer le tourisme). A quoi répond une seconde scène, très belle, à l’autre bout du film : une autre délibération publique, mais cette fois entre les vivants et les morts, auprès desquels on prend conseil ou des messages à transmettre. Beatriz Seigner a alors cette idée simple et belle d’orner finalement les revenants de marques phosphorescentes, évoquant parfois les peintures rituelles des Indiens autochtones. Les fantômes ne renvoient alors plus seulement au conflit armé colombien, mais retracent toute une lignée de massacres et d’injustices ayant ensanglanté ces terres à travers les âges. Leurs parures illuminées, cortège coloré au cœur de la nuit, parachèvent la belle sensibilité dont le film fait preuve pour les luminosités vacillantes et les clairs-obscurs.

On comprend alors un peu mieux ce que peuvent désigner les « silences » qu’évoque le titre : tous ces frémissements imperceptibles de l’univers sensible – un souffle, une lueur, un écho, une latence – comme autant de brèches à travers lesquelles les morts innombrables ne cessent de se rappeler à nous. L’absence singulièrement habitée qui nous les rend intimement présents.

Los Silencios bande-annonce, sortie le 03/04/2019
Durée : 01:40

Film brésilien, colombien et français de Beatriz Seigner. Avec Marleyda Soto, Enrique Diaz, Maria Paula Tabares Peña, Adolfo Savilvino (1 h 29). Sur le Web : http://distrib.pyramidefilms.com/pyramide-distribution-prochainement/los-silencios.html