ROBERT LAFONT

LA LISTE DE LA MATINALE

Au programme, cette semaine, le récit d’un vagabondage hospitalier, des nouvelles anatomiques où la mort rôde, une femme face à la banquise qu’est devenue sa vie et un essai flamboyant sur la culture opératique.

RÉCIT. « Un jour, on entre en Etrange pays », de Colette Mazabrard

C’est l’histoire d’une saison volée. De mois rayés au calendrier, retranchés du temps. Arrachés à la vie. Le 5 juin 2015, la narratrice de ce beau et douloureux récit est opérée d’une tumeur cancéreuse. Quelques jours plus tard, on lui annonce que son rein est touché et qu’il va falloir de nouveau intervenir. Ce qui s’annonçait déjà comme un moment pénible se transforme alors en une très longue épreuve. Une interminable traversée. L’hôpital est un ailleurs. Il a ses lois, ses gens, ses scènes. Elle y arrive avec son mal, son angoisse. Elle comprend qu’elle vient d’entrer en « Etrange pays ».

Du « bloc 1 » au « bloc 2 », Colette Mazabrard tient, comme elle peut tant les repères disparaissent, la chronique de ces mois entre parenthèses. C’est tragique. C’est grotesque. L’embellie vient d’un rien. Quelques pas au soleil d’un vilain jardin qui entoure les bâtiments. Des touffes de basilic, un buisson de lavande. Une sauterelle se pose sur le carrelage blanc. Filer, partir. Cicatrices roses et fragiles. Il est temps maintenant. « Le monde est là, mon cœur. » Reste la peur encore. Mais elle s’apprivoise. Pour un peu, on parviendrait à la faire ronronner comme un chat. Xavier Houssin

« Un jour, on entre en Etrange pays », de Colette Mazabrard, Verdier, 96 p., 12,50 €.

ROMAN. « I am, I am, I am », de Maggie O’Farrell

« Ma quasi-mort sous toutes ses coutures » : tel pourrait être le titre du nouveau livre de l’Irlandaise Maggie O’Farrell. Il offrirait une illustration très explicite du projet qu’elle cherche à mettre en œuvre dans ce livre : décrire dix-sept instants où elle a pu frôler la mort. Pas dans des circonstances de fin imminente, mais plutôt dans des moments où elle a, réellement ou intuitivement, senti se rapprocher d’elle l’ombre noire de la Grande Faucheuse.

C’est sur un point précis du corps que, à la manière d’un rayon laser, la menace chaque fois se focalise : sur le cou, les poumons, la colonne vertébrale, les jambes, le bassin, l’abdomen, les intestins, le cervelet… Ainsi, ces instants cruciaux sont-ils racontés indépendamment de toute chronologie. Comme autant de nouvelles finissant par se répondre ou se connecter pour tisser quelque chose de plus grand qu’elles, un peu comme un organisme vivant – vivant à lire en tout cas –, même si assez inégal du point de vue de la facture finale.

Le plus étonnant est que ces saynètes où la mort rôde partout permettent finalement de reconstituer une bonne partie de la vie de l’auteure, ses travaux d’écriture, ses enfants, son mari, Will, ses voyages, en Italie, à Zanzibar ou dans les Andes. Une autobiographie paradoxale, qui laisse deux idées fortes. La première est que nos vies s’écrivent avec et sur nos corps, autour de nos maladies, de nos déformations. La seconde : si nous ne sommes que fluides, humeurs, tuyaux et tubulures, rien de tout cela n’est antipoétique. Adieu toute prétention cérébrale. Bienvenue à l’humilité et à la reconnaissance. Florence Noiville

« I am, I am, I am » (I am, I am, I am. Seventeen Brushes With Death), de Maggie O’Farrell, traduit de l’anglais (Irlande) par Sarah Tardy, Belfond, 256 p., 21 €.

ROMAN. « Frère de glace », d’Alicia Kopf

L’histoire de la conquête des zones polaires, au tournant du XIXe siècle, offre à Alicia Kopf, dans son premier roman, une métaphore des plus originales pour évoquer ses propres luttes avec les situations de froid dans lesquelles elle tente de se mouvoir. Qu’il s’agisse de son frère, « un homme pris dans la glace » car atteint d’autisme, de ses relations complexes avec sa famille, ou de sa précarité professionnelle et sentimentale, tout concorde à faire de sa jeune vie d’adulte une banquise à laquelle elle se heurte.

Riche de documents historiques et de notes de recherche donnant à voir le livre en cours d’élaboration, cet objet littéraire mêlant essai et autofiction fascine par ce qu’il met en parallèle. D’un côté les exploits géographiques des aventuriers d’hier, de l’autre la grande aventure, semée d’obstacles douloureux, que constitue la quête de soi : « une nouvelle épopée, sans concurrents et sans ennemis ; l’épopée de soi-même ».

D’une écriture à la fois précise et mélancolique, Alicia Kopf fendille joliment, à coups de pages de journaux intimes et de microrécits sur son entourage familial et sentimental, la glace que sa narratrice a créée autour d’elle, carapace fragile à l’assaut d’un monde hostile, sans prise. A mesure que l’histoire progresse avec précaution vers la libération des carcans qui la paralysent, ce texte multifacettes, comme un flocon de neige, dévoile surtout la possibilité de surmonter par la littérature ses vortex intérieurs.
Ariane Singer

« Frère de glace » (Germà de gel), d’Alicia Kopf, traduit du catalan par Marie Vila Casas, Robert Laffont, 274 p., 20 €.

ESSAI. « Anatomie de la folle lyrique », de Wayne Koestenbaum

Dans L’Opéra ou la défaite des femmes (Grasset, 1979), où elle dénonçait la violence sous-jacente au culte rendu aux héroïnes d’opéra (et à leurs interprètes), Catherine Clément plaignait ces femmes « dont ce fut le métier d’endosser avec grâce [les] fantasmes homosexuels refoulés ». Refoulés, vraiment ? Afficher son goût pour l’opéra passe au contraire souvent pour une manière d’avouer ses préférences sexuelles, souligne le critique William Koestenbaum. Nulle caricature ici ; seulement le constat qu’existent d’incessants croisements, faits de bonheurs autant que de malentendus, entre chant lyrique et homosexualité.

Est-ce un goût du spectaculaire flamboyant, une attirance pour les destins mélodramatiques, un esthétisme passéiste ou une habitude de collectionneur ? D’autres pistes se révèlent plus fécondes, en particulier l’importance de la voix, dont les aigus procurent une jouissance trouble – « La gorge, pour les gays, est un problème et une joie » –, ou le fait que l’opéra « sied à ceux auxquels l’amour ne réussit pas », et qui puisent dès lors dans ce théâtre de l’excès une compensation imaginaire. Contre la maison (ce « champ militaire du genre ») ou contre la banalité quotidienne, la culture opératique offre à la « folle lyrique » une échappatoire : « Notre capacité à parler de nous est tronquée ; nous nous tournons vers l’opéra parce que nous avons besoin de respirer, de reconquérir un droit que nous imaginons comme un don de Dieu : le droit de s’ouvrir. » Jean-Louis Jeannelle

« Anatomie de la folle lyrique » (The Queen’s Throat. Opera, Homosexuality and the Mystery of Desire), de Wayne Koestenbaum, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laurent Bury, préface d’Olivier Py, postface de Timothée Picard, La Rue musicale, 446 p., 16,90 €.