L’affiche (détail) du film de Manon Vila, « Akaboum », avec les douze colonnes de Ricardo Bofill à Cergy. / DR

Ils sont d’où ? De Cergy, et ils sont doux. Cette douceur de vivre, dans la ville nouvelle du Val-d’Oise, presqu’au bout de la ligne A du RER, Elias Saïti et Xavier Godard la portent sur eux, la mettent en musique, la revendiquent lors de l’interview. Elias aux cheveux longs, bientôt 23 ans, Xavier et ses bagues, 25 ans… Les deux jeunes artistes sont solaires, heureux d’être au Festival du cinéma de Brive-la-Gaillarde, en Corrèze, pour présenter Akaboum, de Manon Vila : le film dont ils sont les héros a obtenu le Prix du jury jeunes, dimanche 7 avril, lors de la clôture des Rencontres internationales du moyen-métrage.

Manon Vila, la réalisatrice issue des Beaux-Arts, nous donne des indices sur cette banlieue graphique bâtie par Ricardo Bofill, où la froideur néo-classique côtoie la campagne. Une tour blanche comme un Lego, une perspective rouge, un enfant qui ne sait pas quoi faire, un autre qui cueille des fleurs… D’un étrange cortège émane une atmosphère païenne, jeune, colorée. Elias, son frère Adam, Xavier, William et les autres forment une bande multiculturelle qui refuse le repli et organise des fêtes brassant tous les arts. La cinéaste invente son langage, guidée par la musicalité des mots et le haut débit de ses personnages. « Que festive et fraîche soit la révolution ! », clame Elias dans le film. « Que tu sois noir, blanc, jaune, bleu, vert, petit, grand, on s’en fout, tu viens ! », traduit-il dans la cour du cinéma Le Rex à Brive.

« Casser les barrières entre les arts »

C’est un peu comme dans Le Nuage bleu (2000), le livre de Tomi Ungerer qui s’achève dans l’union parfaite des habitants qui ont cessé de se battre pour la couleur. Justement, dans Akaboum, la caméra se pose un instant sur la « rue du désert aux nuages ». Et l’on pense à la chanson de Charles Trenet, à ce cœur amoureux qui fait « boum » et à ce dieu assis dans son « fauteuil aux nuages »« Je suis complètement amoureux de tous mes amis… », nous dit Elias. Il les aime comme des frères et sœurs avec lesquels il a créé le YGRK Klub il y a six ans – prononcez « Ygrec », c’est le mot que l’on obtient en inversant les lettres de Cergy. Ce collectif rassemble une quinzaine d’amis de l’époque du lycée : certains sont musiciens, d’autres chanteurs, auteurs, plasticiens, grapheurs, ou dans la mode. Ils se créent des personnages, des avatars.

« On s’est dit : pourquoi ne pas faire quelque chose ensemble et casser les barrières entre les arts ? On sait d’où on vient, on a une espèce de désillusion par rapport à la société, tout en étant conscient qu’il n’y a qu’à travers l’illusion qu’on peut faire quelque chose », résume Elias. « On voulait faire notre propre musique, hybrider, casser le mur symbolique entre Paris et la banlieue, faire venir à Cergy nos copains des clubs parisiens », poursuit Xavier.

Elias Saïti, artiste : « Cergy est au croisement de la banlieue, de la campagne, de l’immigration… Le projet de cette ville a complètement marché »

Le projet a plu à l’équipe de la friche de Pontoise, alors située dans les anciens abattoirs (désormais fermée). Et les DJ set ont chauffé la chambre froide… Les soirées techno succédaient aux fêtes familiales, avec les grands-parents, les petits… « Notre première soirée, de midi à minuit, c’était beau à voir. Il y a eu migration, des Parisiens sont venus jusqu’ici malgré les galères de RER. On avait de l’espace, et toute cette liberté. Les meilleures soirées sont en banlieue », insiste Elias, qui est aujourd’hui en master Théâtre, écritures et représentations à l’université de Nanterre.

Elias Saïti a grandi dans « le coin bucolique de Cergy », une maison au bord de la forêt, et habite aujourd’hui « au quinzième étage d’une tour avec des gens qui achètent du shit en bas ». Il y a des tensions, bien sûr, mais « on vit très bien tous ensemble », dit-il. « Cergy est au croisement de la banlieue, de la campagne, de l’immigration. Quand je prends le bus 45 pour rejoindre Xavier dans son quartier pavillonnaire, à la Cité perdue comme on l’appelle, j’entends cinq dialectes africains, quatre langues arabes, du russe  Le projet de cette ville a complètement marché ». Dans sa chambre, il a accroché une photo de son grand-père, venu du Maroc, qui a participé à la construction de la tour EDF de Cergy. Et une de sa grand-mère, institutrice, puis directrice de la maternelle, qui a appris à parler français « à un nombre incalculable » de gens. « Elle a même eu les plus grands malfrats et dealers de Cergy », sourit Elias. Quant à Xavier, c’est sa grand-mère qui lui a appris le solfège.

« Une dimension participative »

Fatalement, les jeunes du YGRK Klub devaient rencontrer Manon Vila : la réalisatrice s’intéresse à la musique électro, a participé à la création du groupe Sonotown et organisait les soirées du « 75021 », comme le 21e arrondissement de Paris, au 6B de Saint-Denis, dans le 93. « Dans les années 1990, les dance floor électro étaient assez homogènes socialement, plutôt blancs. Je faisais pas mal de vidéo de soirées, j’étudiais les relations sociales qui se jouent. Puis les dance floor ont commencé à se colorer avec les soirées en banlieue », nous dit-elle au téléphone, depuis le festival Visions du réel à Nyons (Suisse), où Akaboum a fait sa « première mondiale » en compétition. C’est son « petit frère » qui lui a présenté le YGRK Klub.

Pendant le tournage, les artistes ont fait office, en plus, de techniciens de plateau. Nora Rotman, la productrice du film (Les Ecuries Productions), leur rend hommage : « Chaque personne qui apparaît à l’image a aussi un rôle de technicien : Xavier a fait la musique, les autres ont fabriqué les décors, les costumes, y compris le château en carton qui revisite celui de Disneyland, à Marne-la-Vallée ».

Samedi 6 avril, en plein festival, Elias et Xavier étaient annoncés aux platines dans un club briviste. Mais le soir approchant, le directeur de la « boîte » a décommandé, au motif que le rap ne correspondait pas à sa clientèle. Voilà qu’une nouvelle barrière se dressait sur le chemin… Pas grave, ils sont allés mixer ailleurs, gentiment accueillis par le patron d’un bar du centre-ville, Le Maryland. Wonderland.

Akaboum, moyen-métrage de Manon Vila (30 min). Sur le Web : www.festivalcinemabrive.fr/home.php?page=40&id_fiche=1241