En panique, le héros traverse la pièce, suivi par son père, terriblement inquiet. Votre télévision se met en pause et un choix tragique s’affiche au bas de l’écran : « Tuer papa ou Reculer ». Vous saisissez votre télécommande et cliquez sur la seconde option… ou peut-être la première. La suite de l’histoire dépendra de votre choix.

Si vous cliquez sur « Tuer papa », voici le prochain choix qui se présentera à vous. / NETFLIX

Cette scène est tirée de Bandersnatch, un épisode très particulier de la série Black Mirror. Diffusé sur Netflix en décembre 2018, il est le quatrième programme à choix multiples sorti sur cette plate-forme, après les dessins animés Le Chat Potté (2017), Buddy Thunderstruck (2017) et Minecraft (2018). Et ça n’est pas le dernier : la plate-forme vient de mettre en ligne mercredi 10 avril une nouvelle série interactive intitulée You vs Wild, dans laquelle le spectateur doit survivre en milieu hostile. D’autres programmes à choix multiples suivront, a annoncé Netflix.

Le géant de la VOD est loin d’être l’inventeur de la vidéo interactive, mais il a les moyens de l’imposer. L’heure serait-elle venue pour ces programmes de rencontrer un large public, en cette époque où tant de choses se swipent ou se zappent ?

« Les spectateurs sont plus habitués à faire des choix »

« Le comportement des spectateurs de contenus interactifs a beaucoup changé depuis dix ans, il est plus habitué à faire des choix », observe Louis-Richard Tremblay, qui a produit une vingtaine de fictions vidéo interactives pour Radio-Canada, puis pour l’Office National du Film du Canada (ONF), une référence en la matière.

Mais cette forme correspond-elle réellement à un besoin profond des spectateurs ? Offre-t-elle une expérience vraiment différente, qui donne envie d’y revenir ?

Un gros succès ?

La supposée réussite de Bandersnatch apporte un premier élément de réponse. Si Netflix assure que ce programme a remporté un « gros succès partout dans le monde », l’entreprise ne donne aucun détail. L’aventure a-t-elle magnétisé son auditoire ? Sur plusieurs sites de critiques de spectateurs, Bandersnatch obtient des notes en dessous de la moyenne des épisodes classiques de Black Mirror.

Certains passionnés de jeux vidéo ont jugé Bandersnatch pauvre et attendu. Mais une vidéo interactive doit-elle être comparée aux jeux vidéo ? Non, selon Boris Razon, qui a supervisé des dizaines de productions interactives au Monde.fr puis aux Nouvelles Ecritures de France Télévisions. « Le jeu vidéo repose généralement sur l’idée qu’il y a une solution à trouver, ou quelque chose à gagner. Ce n’est pas l’ambition de la fiction interactive. »

« Le plaisir d’être bluffé par une construction qu’on voit se bâtir »

Peut-on au moins comparer cette forme relativement nouvelle aux fictions plus classiques auxquelles nous sommes habitués ? Non plus, estime-t-il :

« Elles reposent souvent sur le registre de l’émotion pure, et proposent de comprendre le monde en se basant sur des ressorts très intimes. Lorsqu’on y rajoute de l’interactivité, le plaisir change. Au moment précis où l’on doit faire un choix, on ressent une rupture avec le côté “premier” de cette émotion. On fait un pas en arrière. »

La fiction interactive offre heureusement d’autres satisfactions. « Le plaisir d’être bluffé par une construction qu’on voit se bâtir, juge Boris Razon. Ou le plaisir de la mise en abîme. » C’est justement le plus beau ressort de Bandersnatch. Cet épisode raconte l’histoire interactive d’un jeune homme qui crée… une histoire interactive, puisqu’il programme un jeu vidéo. Son personnage est persuadé qu’il est manipulé par une force extérieure. C’est précisément ce qui lui arrive puisque ses choix sont téléguidés par le spectateur.

Des voies plus personnelles

L’interactivité a-t-elle d’autres vertus, comme celle de maintenir éveillée notre attention ? Boris Razon est circonspect : « Cet espoir, nous y avons cru pendant des années. Mais les nombreuses expérimentations de fictions menées en France et au Canada indiquent plutôt le contraire. J’ai fini par douter que l’interactivité permette de mieux capter l’attention des jeunes générations. En revanche, elle suppose une action, et donc une forme d’engagement. » Le spectateur, lorsqu’il choisit la suite, peut plus difficilement se tenir en retrait de l’histoire.

L’autre grand espoir lié à l’interactivité est celui de l’individualisation. Les vidéos à choix multiples partent du principe que les spectateurs sont différents. Puisqu’il est délicat de les satisfaire tous en racontant la même histoire, ils tentent d’offrir des chemins plus variés. « On y arrive de mieux en mieux », témoigne Louis-Richard Tremblay. La narration de Bandersnatch propose au spectateur une bonne dizaine de bifurcations, dont certaines modifient profondément l’histoire. Certains traversent cet épisode en moins d’une heure, d’autres en deux. Bandersnatch propose au moins sept fins très différentes.

Mais est-ce suffisant ? En regardant cet épisode, beaucoup de spectateurs n’ont pas ressenti la liberté qui semblait promise par l’interactivité. Cela n’étonne pas Sam Barlow, le créateur de Her Story, un jeu vidéo basé sur de courtes séquences filmées. Pour lui, les chemins proposés dans l’épisode manquent de « granularité ». C’est le même mot qui vient à Boris Razon. Pour donner au spectateur une véritable illusion de liberté, il faudrait selon lui « une granularité des choix tellement élevée qu’elle paraît difficile à atteindre ».

Sur l’espace de discussion Reddit, de nombreux utilisateurs ont bâti des plans des divers chemins possibles de « Bandersnatch ». / ALPINE / REDDIT

Un écueil d’autant plus difficile à surmonter que le genre est coûteux, chaque minute supplémentaire rallongeant la facture, avec ses décors soignés, son jeu d’acteurs subtil et ses mouvements de caméra millimétrés.

Un casse-tête pour le créateur

Pour Sam Barlow toutefois, « les histoires interactives les plus réussies n’offrent pas forcément beaucoup de branches de narration. La joie et la magie qu’elles procurent résident dans l’expérience en temps réel de l’interactivité. Elle doit générer une sensation de naturel ». Un constat proche de celui de Boris Razon :

« L’enjeu principal est de faire oublier les mécanismes d’interactivité. La promesse de liberté n’est tenue qu’à cette condition. Sans cela, le spectateur est toujours ramené à son insatisfaction. Et c’est très difficile d’y arriver. »

Il existe, selon eux, des façons plus raffinées de donner le contrôle au spectateur. Boris Razon cite la fiction interactive Tantale, dans laquelle le personnage principal est président de la République. On entend sa petite voix intérieure s’interroger, et hésiter face à une alternative – la première dans l’oreille droite, la seconde dans l’oreille gauche. Il suffit de cliquer sur la flèche droite ou gauche pour faire pencher son jugement.

« Cela a toujours été un genre casse-gueule »

Toutefois, Boris Razon doute que les fictions interactives deviennent un format dominant. « Cela a toujours été un genre casse-gueule. La fiction classique est déjà un exercice délicat. Si on y ajoute de l’interactivité, cela complique encore le travail des créateurs. » L’équipe même de Bandersnatch en témoigne. Son réalisateur David Slade a déclaré au Hollywood Reporter qu’un épisode interactif « présente un tel niveau de complexité que vous avez besoin de personnes extrêmement douées à chaque niveau ». Le brillant scénariste de Black Mirror, Charlie Brooker, a précisé au même journal que Bandersnatch lui avait demandé autant d’efforts que l’écriture de quatre épisodes classiques.

La fiction est loin d’être la seule option

Mais si la fiction est un genre acrobatique, Netflix n’est pas obligé de s’y enferrer. D’autres types de programmes peuvent se convertir à l’interactivité beaucoup plus facilement. Lors d’une émission de vulgarisation, par exemple, le présentateur pourrait occasionnellement offrir au spectateur une explication complémentaire, que chacun serait libre d’accepter ou de refuser.

Dans You vs Wild, le nouveau programme interactif de Netflix, le spectateur est plongé dans des contrées hostiles, traverse des situations dangereuses, et doit faire les bons choix pour que le présentateur survive : se balancer à une liane pour traverser un ravin, ou utiliser un tronc d’arbre douteux. Certains spectateurs ressentiront une connexion aux émotions du présentateur assez inhabituelle, puisqu’ils ont l’impression de tenir sa vie entre leurs mains.

En dessous du tronc d’arbre, un trou d’une bonne dizaine de mètres. Quelle est la meilleure façon de traverser ? / NETFLIX

Ce type de programme interactif offre peu de chemins distincts, et débouche sur une seule et même fin. Il est bien plus facile à construire qu’une fiction comme Bandersnatch, mais il nécessite tout de même énormément de savoir-faire, pour réussir à donner l’illusion, comme dans cet exemple précis, que le présentateur tombe dans le ravin.

YouTube en embuscade

Pour Louis-Richard Tremblay, « la voie de ce programme paraît sage : mêler une scénarisation interactive simple à des moments-clés filmés de façon experte, avec des techniques qu’on maîtrise bien dans la fiction classique. C’est plus sage que de s’aventurer dans des constructions interactives pharaoniques qui risquent de ne pas avoir de succès. C’est la voie que l’ONF suit actuellement ».

Vous avez lancé Bear Grylls, un présentateur vedette dans les pays anglophones, sur un tronc suspendu au-dessus du vide. Erreur : il va chuter dans le vide. / NETFLIX

Pour Boris Razon, ces différents exemples de programmes interactifs plus simples que Bandersnatch représentent « des façons de rendre le propos plus personnel, plus riche, ou au contraire plus sommaire, selon les choix du spectateur, ce qui est déjà bien. Cela existe, cela va se développer, mais de façon beaucoup moins généralisée que ce qu’on aurait pu imaginer, car il faudra mettre en balance le coût avec le bénéfice ».

Netflix semble convaincu que l’interactivité trouvera son public. Todd Yellin a annoncé que le géant de la VOD allait « doubler la mise sur ce format ». Il pourra s’agir de comédies loufoques ou de films romantiques dont le spectateur sera aux commandes. « Doit-elle sortir avec lui ? », donne-t-il en exemple.

Netflix sera prochainement rejoint par un autre géant de la vidéo en ligne, YouTube, qui a annoncé, mardi 9 avril, la veille de la sortie de You vs Wild, la création d’un département consacré aux programmes vidéo interactifs. L’avenir dira si ces programmes d’un nouveau genre trouveront leur public. A l’ONF, Louis-Richard Tremblay est optimiste : « En dix ans, notre maîtrise de l’interactivité a beaucoup progressé. Avec ses analyses statistiques, Netflix me paraît particulièrement bien armé pour comprendre le comportement de l’utilisateur. »