Cette séquence de sept secondes aurait été vue des millions de fois dans le monde. / Capture d’écran

Il avait été la coqueluche bien involontaire des réseaux sociaux dans les jours qui ont suivi les attentats du 13 novembre 2015. Trois ans et demi plus tard, c’est un nouveau cap : le visage de Jawad Bendaoud, le « logeur de Daech », est devenu mondialement célèbre sur Internet et son nom gravé dans l’encyclopédie de référence des contenus humoristiques en ligne, Know Your Meme.

Il n’a suffi que de quelques secondes. Sept, exactement, celles immortalisées par une caméra de France 2 dans les coursives du tribunal correctionnel de Paris, et dûment isolées sur Twitter par Mohamed Djellit, un utilisateur algérien du réseau. On y voit Jawad Bendaoud, en survêtement noir à parures dorées, sortir lentement d’une salle, buste haut, et défier l’objectif d’un regard assassin. « L’idée m’est venue en voyant cette scène au JT, explique au Monde M. Djellit, maçon de 32 ans. Ce que j’ai trouvé clownesque dans ce passage, c’est sa démarche et son regard. »

La vidéo devient aussitôt le nouveau mème à la mode de Twitter – c’est-à-dire une plaisanterie basée sur le comique de répétition et la réexploitation d’un même matériel visuel. Le tweet qui l’a rendu célèbre affiche 162 millions de vues – alors même que l’homme, qui s’est pourvu en cassation après sa condamnation à quatre ans de prison pour « recel de terroristes », est un parfait inconnu outre-Atlantique. Voilà le « logeur de Daech » affublé d’un nouveau surnom : « l’homme qui fait une entrée de gros dur » (« The Man in the Tough Guy Entrance » en anglais). « Je m’attendais à beaucoup de réponses, mais pas autant », confie Mohamed Djellit.

Stéréotype universel et bug technique

Pourquoi un tel succès ? Les raisons sont multiples. Il y a d’abord le contenu intrinsèque de la vidéo, court, frappant, et le regard aussi expressif qu’évocateur de Jawad Bendaoud. Pour Emmanuel Choquette, doctorant en études politiques à l’université de Montréal, membre de l’Observatoire de l’humour, l’extrait évoque surtout une certaine posture masculine stéréotypée, celle du « mâle alpha » qui voudrait en imposer : « On peut très bien n’avoir aucune idée de qui il s’agit, et trouver pourtant le mème très drôle, car ces codes sont les mêmes en France, aux Etats-Unis, au Canada. »

Nombre d’internautes ignoraient totalement l’identité de cet homme et le contexte de cette vidéo, ou s’en moquaient

La seconde raison, c’est le texte qui l’accompagne : « Caption this », que l’on pourrait traduire par « Trouvez une légende ». Par nature collaboratif, il a titillé le ressort créatif de nombreux usagers du réseau social, qui en y répondant, lui donnaient à chaque fois un peu plus de visibilité. Parmi les légendes les plus citées : « Moi quand je rentre dans la chambre de mes frères et sœurs et qu’il me manque mon chargeur » ; « Moi quand je retourne dans la queue du McDo après avoir oublié les sauces ». Mais nombre d’internautes ignoraient totalement l’identité de cet homme et le contexte de cette vidéo, ou s’en moquaient.

Enfin, arrive l’explication purement technique. Selon Twitter, cité par BFM Tech, un souci technique a affecté le comptage des vidéos entre le 4 et 8 avril 2019. « Il s’avère que Twitter est victime d’un bug qui a gonflé le nombre de vues sur les vidéos, entre ces dates. Les vidéos sponsorisées n’ont pas été affectées mais toutes les autres l’ont été. Et celle de Jawad l’est très certainement. » Les 93 000 « J’aime » et les nombreux articles dans la presse internationale sont, eux, bien réels.

« Un retournement des valeurs »

La viralité de cette vidéo ne fait pas que des heureux. D’un côté, plusieurs militants indigénistes et anticolonialistes ont exprimé leur profond malaise face à un procédé qu’ils jugent racistes, celui de la réduction de Jawad Bendaoud – et d’une manière générale des personnes d’origine maghrébine – à un corps exotique menaçant et à un personnage fantasmé à la fois « bête et méchant », s’agace Nabil, un militant de l’association antiraciste Le Seum collectif. Le mème cumule à ses yeux « tous les clichés de l’arabe violent de banlieue », et évoque une « connivence sur fond de stéréotype, à la Michel Leeb ». Dépossédé de sa propre image, Jawad Bendaoud serait devenu le véhicule d’un racisme rigolard et décomplexé.

De son côté, l’association des victimes du 13-Novembre, Life for Paris, a exprimé sa « consternation » face à un « retournement des valeurs », qui consisterait à « stariser un criminel et un délinquant multirécidiviste plutôt qu’éviter de heurter les victimes des pires attentats de notre histoire ». Et de rappeler que Jawad Bendaoud a été condamné pour avoir proféré des menaces de mort à l’encontre d’une des parties civiles, et a été convaincu de recel de malfaiteurs terroristes en second appel, avant de se pourvoir en cassation.

« C’est un traumatisme collectif, c’est normal qu’on veuille évacuer celui-ci à travers le rire […]. C’est un phénomène qu’on constate depuis longtemps »

Ce n’est pas la première fois qu’une personnalité connue dans un pays accède à la notoriété dans un autre par un mème Internet. En France, les habitués des forums de Jeuxvidéo.com ont ainsi pour personnage fétiche « Issou », également surnommé « El Risitas », de son vrai nom Juan Joya Borja, un commis de cuisine invité de la télévision espagnole, repéré pour son fou rire contagieux dans un extrait vidéo. Des personnalités historiques liées à des événements funestes ont également été passées à la moulinette subversive de la culture Internet, à commencer par Adolf Hitler, dans la célèbre scène du bunker du film La Chute.

Parodie - Hitler apprend que l'Allemagne a perdu la coupe du monde
Durée : 02:26

Jawad Bendaoud lui-même avait déjà été tourné en dérision en novembre 2015, en pleine période de choc national. Pour Emmanuel Choquette, rien d’anormal à cela : l’humour a ici un rôle cathartique. « Il s’agit d’un traumatisme collectif, c’est normal qu’on veuille évacuer celui-ci à travers le rire, et vouloir en rire encore et encore. C’est un phénomène qu’on constate depuis longtemps. » M. Choquette rappelle qu’aux Etats-Unis le traumatisme de la guerre du Vietnam suscite encore des plaisanteries, quatre décennies plus tard.