Un vétéran à Addis-Abeba, le 19 février 2018, lors de la commémoration du massacre de Graziani : en février 1937, des milliers d’Ethiopiens furent tués par l’armée italienne. / YONAS TADESSE / AFP

Son train part dans deux heures, mais Francesca Melandri ne manifeste aucun empressement. Vive, pétillante, généreuse, foisonnante, la parole de cette ancienne scénariste et réalisatrice de documentaires est à l’image de l’œuvre romanesque qu’elle construit avec sa « trilogie des pères », constituée d’Eva dort (2012), Plus haut que la mer (2015) et, enfin, Tous, sauf moi, tous parus en France chez Gallimard.

Qu’ils traitent du destin du Haut-Adige que Mussolini tenta d’italianiser de force, du terrorisme d’extrême-gauche des Brigades rouges dans les années 1970 ou de la conquête et de l’occupation de l’Ethiopie, de 1936 à 1941, par les chemises noires de Mussolini, ces romans sont traversés par le même désir : mettre au jour des épisodes de l’histoire italienne contemporaine peu traités (ou alors avec déni ou ignorance), en réfléchissant à leurs conséquences humaines et à la relation inextricable entre vie politique et vie privée, expérience collective et expérience intime – la figure du père, grande présente ou absente dans l’intrigue, renvoyant chaque fois à la patrie.

Montée du populisme

Ainsi, Tous, sauf moi s’ouvre de manière très symbolique par l’histoire qui frappe à la porte d’Ilaria. Cette Italienne d’une quarantaine d’années trouve un jeune Ethiopien sur le palier de son appartement du très populaire quartier de l’Esquilino, à Rome. Il s’appelle Ietmgeta Attilioprofeti. Il a quitté Addis-Abeba, a failli mourir de faim en Libye, puis dans le naufrage de son rafiot. Il a égrené les heures et les jours dans un centre de rétention administrative. Il est de sa famille.

La révélation fait basculer la vie d’Ilaria et le roman dans un formidable jeu de miroirs. D’un côté, on suit la quête de vérité d’Ilaria et le parcours d’Ietmgeta, jeune migrant africain dans l’Italie contemporaine secouée par la montée du populisme. De l’autre, on découvre à rebours le parcours d’Attilio Profeti. Père d’Ilaria et grand-père d’Ietmgeta, ce patriarche de 95 ans a participé à la guerre coloniale en Ethiopie avant de quitter le pays, laissant une femme enceinte derrière lui.

« Mon livre réfléchit au temps : le temps historique, le temps intime, le temps volé des migrants, indique Francesca Melandri. Car le temps est la matière de nos vies. Et c’est certainement la vraie matière des romans. »

Pourquoi l’Ethiopie ? « La campagne d’Abyssinie a été le moment de la plus grande adhésion populaire à Mussolini. La déclaration de l’Empire depuis le balcon de la piazza Venezia avec cette foule qui l’acclame, en mai 1936, a constitué un nœud historique dans le fascisme italien. L’autre raison, c’est qu’aujourd’hui une grande partie du flux des migrants qui arrivent en Italie viennent de la Corne de l’Afrique. Pour les Ethiopiens, l’Italie est un pays vers lequel il est normal d’émigrer. Mais la contrepartie n’est pas vraie : les Italiens semblent ne rien savoir de cette histoire. Et les médias ne font jamais le lien entre les bateaux de migrants et la colonisation. »

Ce regard asymétrique constitue la trame de Tous, sauf moi. Même si la période de l’Italie coloniale est étudiée à l’école, ni le cinéma ni la littérature ne s’y sont intéressés, à l’exception d’un roman d’Ennio Flaiano, Un temps pour tuer, récompensé par le prix Strega en 1947.

Fascisme et sexisme

Toutes les histoires que Francesca Melandri raconte dans son livre sont pourtant connues : les violences perpétrées contre les populations locales, les massacres, l’utilisation d’ypérite (gaz moutarde), mais aussi les relations affectives.

Mais ce n’est que ces dix dernières années que ce pan de l’histoire italienne a été de nouveau étudié par des femmes, historiennes et romancières, qui font le lien entre le racisme et le sexisme dans les colonies. Francesca Melandri cite notamment les livres publiées dans les années 2000 par Igiaba Scego et Cristina Ali Farah, écrivaines italiennes d’origine somalienne, et par l’Italo-Ethiopienne Gabriella Ghermandi.

« Le thème de mon livre n’est pas le passé mais le présent, précise-t-elle. C’est par exemple la relation entre les lois raciales fascistes appliquées dans les colonies et la mentalité coloniale, fasciste et raciste dans l’Italie d’aujourd’hui. En Italie, on observe ce volcan de racisme ces dernières années, et comme on n’a pas réfléchi à ces lois raciales, on n’a pas vu, sous nos pieds, ce fleuve obscur tracer son sillon. Quand les migrants sont arrivés, il a jailli de son lit d’un coup sous la forme de ce discours brutal. »

Pour écrire son livre, Francesca Melandri a beaucoup lu et s’est rendue deux fois en Ethiopie. Là-bas, elle a découvert les petits-enfants et les arrières petits-enfants issus de l’union entre un colon italien et une Ethiopienne. Tous ont gardé des souvenirs, mauvais, moins mauvais ou complexes, « comme dans toute histoire coloniale ». Toute une vie italienne en Ethiopie qui, étrangement, ne passe pas en Italie.

Malgré cela, à chaque fois qu’elle présente son livre dans son pays, il y a quelqu’un dans l’assistance pour dire que son père ou son grand-père est allé en Ethiopie mais n’en parle pas. Depuis la parution de Tous, sauf moi, elle reçoit des courriers de lecteurs qui lui racontent qu’ils ont découvert dans leur grenier des vieilles lettres avec un timbre d’Addis-Abeba et qu’ils ont fait le voyage pour rencontrer leur famille éthiopienne. Ça lui donne des frissons.

Tous, sauf moi, de Francesca Melandri, traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, 576 pages, 24 euros.