Cristiano Ronaldo après avoir marqué le but d’ouverture de son équipe lors du match Juventus / Manchester United, le 7 novembre 2018. / ANTONIO CALANNI / AP

Cristiano Ronaldo sait gagner la Ligue des champions, le Ballon d’or ou le championnat d’Europe de football. Mais peut-il ressusciter une ville ? L’expérience a débuté le 15 juillet 2018, une date qui marque, dans le Piémont, l’arrivée du Portugais au sein de la Juventus de Turin plutôt que celle du sacre de l’équipe de France de football lors de la Coupe du monde en Russie. Car depuis l’été dernier, la citée alpine se reprend à rêver, enchantée par les arabesques de sa nouvelle étoile.

« La fête est finie », prévenait pourtant en 1990 « l’Avvocato » Giovanni Agnelli, patriarche de la Fiat, de la Juventus, et figure tutélaire d’une ville lourdement dépendante d’un marché automobile qui entamait sa récession. Presque trente ans plus tard, Turin fait effectivement grise mine, subissant de plein fouet la fermeture des usines du constructeur italien, qui a fusionné en 2014 avec l’américain Chrysler et a délocalisé en 2016 son siège social aux Pays-Bas.

Dernier totem de la ville, la Juventus portait sur ses épaules seules les espoirs des Turinois. Jusqu’au recrutement, pour 100 millions d’euros et avec un contrat de quatre ans, du quintuple Ballon d’or, devenu en quelques mois l’improbable icône d’une ville réputée pour sa tempérance. A tel point que Gianpaolo Ormezzano, le doyen des journalistes sportifs turinois, par ailleurs supporteur du Torino, l’autre équipe de la ville, en vienne à se lamenter, dans un magazine local, de voir sa ville verser dans l’adoration d’un manieur de ballon, telle, insulte suprême, Naples devant Diego Maradona en 1984 :

« Nous autres les Sabaudi [surnom désignant les Turinois et renvoyant à la maison de Savoie], austères et opulents, nous nous sommes moqués des tifosi napolitains, ces pauvres qui avaient fait la fête du siècle au divin Maradona et dont les bacchanales dépassaient l’entendement à nos yeux. Eh bien, à Turin, les tifosi de la mauvaise équipe [la Juventus] ont fait bien pire : ils se sont comportés comme des provinciaux qui n’auraient jamais vu César, comme des adorateurs soudains d’un dieu bien inquiétant. »

Une marque plus forte que la Vieille Dame

Gianpaolo Ormezzano pensait aussi que Ronaldo serait, du haut de ses 34 ans, le « flop du siècle ». Mais après des débuts hésitants, « CR7 » a retrouvé son éclat en Serie A – la première division italienne, où la Juve s’apprête à remporter un huitième titre consécutif – comme en Ligue des champions. Signant un triplé contre l’Atlético Madrid en huitièmes de finale (3-0), auteur de son cinquième but en huit matchs de la compétition lors du quart de finale aller à Amsterdam (1-1), Ronaldo a quasiment ouvert à lui seul les portes du dernier carré de la C1 aux Bianconeri. Et il devrait être de nouveau le facteur X du match retour contre les Amstellodamois, mardi 16 avril à Turin.

Sur le papier, la greffe aurait pu ne pas prendre entre « CR7 », footballeur star à l’ego surdimensionné, devenu une marque globale, et un club surnommé « la Vieille Dame », vénérable et vénéré, qui a toujours veillé à ce que ses joueurs ne se placent jamais en surplomb de l’institution. Ce mariage contre nature attira d’ailleurs quelques remarques acides, comme celle du directeur marketing du Bayern Munich : « En termes de marketing, on n’aurait pas pu l’acheter, car nous pensons que la marque d’un joueur ne peut pas être supérieure à celle du club. »

Mais la frustration de la Juve en Ligue des champions – cinq finales perdues depuis sa dernière victoire, en 1996 – valait bien une entorse aux principes, surtout pour séduire l’homme qui venait de la soulever trois fois de suite avec le Real Madrid. Et puis, se mettant en couple, la Juve et Ronaldo se sont aussi trouvé quelques traits communs, parfois peu avouables. Matchs truqués et relégation administrative en 2006, dans le scandale du Calciopoli, et forts soupçons de dopage avant cela pour le club du Piémont ; condamnation pour fraude fiscale en Espagne, et enquête ouverte aux Etats-Unis pour des accusations de viol datant de 2009 du côté de « CR7 ».

« Une belle opportunité pour notre territoire »

A Turin, on ne s’est pas appesanti sur la face sombre de l’icône portugaise. La ville a besoin de bonnes nouvelles. « Chacun voit bien que c’est une belle opportunité pour notre territoire, pour la Juve, mais aussi pour tout le football italien, se réjouissait la maire, Chiara Appendino (Mouvement 5 étoiles), après la signature de Cristiano Ronaldo chez les Bianconeri. Il y aura un gros impact touristique, culturel et économique. Je vais être romantique, mais j’espère que la ville saura aussi lui apporter beaucoup. »

Les élites de la ville raisonnent de la même façon. Impossible de dédaigner la dizaine de millions d’euros annuels de recettes supplémentaires pour l’industrie touristique que lui promettent les économistes. Cette saison, les soirs de match de la Juve, le taux d’occupation des hôtels passe de 70 % à plus de 90 %, et le prix par chambre de 80 à 105 euros, avec une proportion importante de primovisiteurs. « L’industrie du sport est de plus en plus importante pour nous, explique Vincenzo Ilotte, président de la chambre de tourisme. Lorsqu’on parlait de Turin, à une époque, on disait Fiat, aujourd’hui on dit Juve. Et l’arrivée de Ronaldo nous aide à avoir une meilleure visibilité vis-à-vis des passionnés de sport. »

Mais plus que cela, la capitale piémontaise veut voir dans ce transfert un nouveau départ. « Inspirons-nous de la Juve : si chaque secteur économique de la ville réalise une “opération Ronaldo”, nous serons sur la bonne voie », veut croire Dario Gallina, le patron des patrons de Turin. « Depuis vingt ans au moins, Turin est une ville en transition, en crise d’identité, décrypte Luca Davico, sociologue à l’institut polytechnique de la ville. Elle a beaucoup de problèmes, a perdu des places dans tous les indicateurs par rapport aux autres villes du Nord richesse, éducation, sécurité. Elle se rapproche des villes du Sud. Turin, c’est la ville qui a perdu la Fiat et a mis trop d’années à comprendre ce qu’elle devait faire. »

Le rédacteur du rapport « Giorgio Rota », étude annuelle sur la situation de Turin, ne partage pas l’optimisme des élites économiques quant à un effet Ronaldo qui puisse ruisseler au-delà de la pelouse du Juventus Stadium : « L’organisation des Jeux olympiques [d’hiver, en 2006] n’a pas inversé le cours des choses. Si les JO n’y sont pas parvenus, je ne sais pas si un joueur de football, même le plus grand du monde, peut le faire », dit M. Davico, invitant plutôt la ville à poursuivre sa spécialisation dans l’industrie à haute valeur ajoutée et le secteur de la communication.

Les élites culturelles, de leur côté, peinent à accepter que le berceau de tant d’intellectuels puisse se tourner vers un tourisme reposant principalement sur le sport et la gastronomie. « Turin avait une identité culturelle très précise. Aujourd’hui, c’est très incertain, se lamentait, en octobre 2018 dans le quotidien libéral Il Foglio, l’artiste Ugo Nespolo. Et la seule occasion de remonter la pente risque d’être Cristiano Ronaldo. »