Des pixels pour sauver des poutres. Après l’incendie qui a ravagé une partie de Notre-Dame de Paris lundi 15 avril, les futurs architectes de la reconstruction du monument gothique pourront s’appuyer sur un matériel inédit du temps où les premières pierres de la cathédrale furent posées : l’imagerie 3D et les reconstitutions virtuelles.

Certaines sont très connues du grand public. Beaucoup de joueurs de jeux vidéo se sont émus de voir flamber ce qui a été, pour eux, un terrain de jeu grandeur nature : en 2014, l’éditeur français Ubisoft avait en effet reconstitué de manière libre le Paris du XVIIIe siècle dans le jeu d’action Assassin’s Creed Unity, et avait fait de Notre-Dame le cœur vibrant de l’aventure. Plus de 10 millions de joueurs ont visité virtuellement la cathédrale, et même posé le pied sur cette toiture ravagée, sur cette flèche effondrée.

Pour beaucoup de personnes, notamment à l’étranger, la reconstitution de Paris par Ubisoft dans « Assassin’s Creed Unity » a été le premier contact intime avec Notre-Dame. / Ubisoft

En hommage, ils étaient nombreux, lundi, à partager leurs souvenirs de partie, ou à s’y replonger en diffusant sur la plate-forme vidéo Twitch leur exploration nostalgique d’un Notre-Dame de pixels, toujours debout quand son modèle se calcinait.

De son côté, Ubisoft réfléchit à une initiative pour participer, à sa manière, à l’effort de rénovation de Notre-Dame, explique au Monde un porte-parole de l’entreprise.

« Le rôle de la 3D, c’est de transmettre »

Si le jeu vidéo s’est naturellement invité dans les conversations du grand public, bien d’autres entreprises de reconstitution numérique de Notre-Dame existent déjà. Moins connues, plus précises, elles pourraient offrir un matériau de premier plan pour aider à reconstituer certaines parties détruites de Notre-Dame-de Paris.

« Le rôle de la 3D, c’est de transmettre aux générations futures ce qu’on a peur de ne pas pouvoir transmettre en l’état », explique Yves Ubelmann, président d’Iconem, studio d’architecture parisien qui s’est rendu célèbre pour avoir reconstitué en 3D la ville de Palmyre après son sac par l’armée de l’Etat Islamique. « Nous travaillons surtout dans les pays en crise, Syrie, Irak, Afghanistan… On ne s’attendait pas à ce que cela puisse se passer avec Notre-Dame à Paris », déplore-t-il, même si Iconem n’a pas réalisé de projets propres à la cathédrale.

L’entreprise française Iconem s’est lancée dans la sauvegarde numérique de sites historiques en danger - ici, Alep. Elle envisageait de numériser les combles de Notre Dame. / Iconem

Yves Ubelmann avait pourtant exploré les combles, pour proposer une imagerie 3D qui aurait servi à rendre la complexité de la cathédrale plus visible aux yeux du néophyte. « Quand on visite la nef ou le transept, on ne voit qu’une petite partie du monument ; la charpente était un monument en lui-même ! Mais ça, le visiteur n’y avait pas accès ».

Heureusement pour Notre-Dame de Paris, sa notoriété lui a valu d’autres projets qui eux sont allés à leur terme. Targo, une start-up française, a par exemple capturé en 3D et à 360° les parties de son architecture fermées au public, comme son toit, pour les besoins d’un documentaire en partenariat avec TF1 et Historia.

Aux Etats-Unis, l’université de Vassar, dans l’Etat de New York, héberge une très impressionnante vue 3D et interactive de l’intérieur du monument. Celle-ci a été conçue pour répondre à un projet de recherche sur la fabrication de la cathédrale, à l’initiative de l’historien de l’art Andrew Tallon, mort en 2018. « Tellement d’encre a coulé à propos de ce bâtiment. Tant de choses sont complètement fausses », expliquait-il à National Geographic en 2015.

Life3D, l’entreprise qui fournissait de la documentation pour la rénovation de la cathédrale interrompue par l’incendie, a conservé une image numérique de sa flèche. / Life3D

Plus proche de nous, l’entreprise GE-A a modélisé la quasi-totalité de la structure pour le compte d’Europe Echauffaudage et Le Bras Frères, les deux sociétés chargées de la restauration de Notre-Dame quand l’incendie s’est déclaré. « On a fait un scan 3D de l’intégralité de son enveloppe, sauf la façade côté parvis, qui n’était pas concerné par ces rénovations, explique son président Denis Lachaud. Ces entreprises sont spécialistes dans la mise en place d’échafaudages et la rénovation de toiture et de couverture, elles demandent un scan très précis pour avoir une connaissance exhaustive du bâtiment, bien placer les échafaudages, connaître les types de place qu’il faut produire, etc. »

Scanneurs-laser et algorithmes intelligents

Pour parvenir à des reconstitutions numériques parfois impressionnantes, deux techniques sont majoritairement utilisées : la photogrammétrie et le recours au Lidar.

La première consiste à multiplier les photographies, que ce soit au drone ou par des prises de vue au sol, puis à confier les visuels 2D cumulés – plusieurs centaines de milliers – à un algorithme d’intelligence artificielle qui calcule à partir de là l’agencement spatial du monument.

« C’est un procédé qui date du début de la photographie. La nouveauté, c’est que grâce aux capacités d’analyse de l’ordinateur, on peut l’appliquer à des milliers d’images et reconstituer des objets très complexes », resitue Yves Ubelmann, du cabinet Iconem. Cette technique permet notamment de respecter au mieux les couleurs.

L’autre procédé s’appuie sur des scanneurs-lasers, qui mesurent l’espacement précis entre chaque élément. « C’est tout simplement un télémètre, mais au lieu de prendre un point toutes les secondes avec votre main qui tremble, il en prendra deux millions avec une précision millimétrique, en calculant les angles horizontaux et verticaux », détaille Denis Lachaud, dont la reconstitution de Notre-Dame pèse 150 Go de données et mesure des écarts de l’ordre d’1 cm, voire de 3 à 5 millimètres sur les zones les mieux analysées.

Reconstitution en 3D de Notre-Dame de Paris grâce à des scanners laser. / Life3D

« Notre devoir »

Ces différentes entreprises de numérisation ont aussi leurs limites. Tout d’abord, aucune ne couvre Notre-Dame dans sa totalité. Par ailleurs, certaines zones résistent encore à la technologie. « Si certaines zones sont cachées derrière un mur par exemple, on ne va pas pouvoir les relever, prévient Ubelmann. On relève uniquement le visible, on ne rentre pas à l’intérieur de la matière. Pour cela, il y a d’autres techniques, comme l’infrarouge, l’ultrason, des scanners médicaux, mais ce sont des choses que le Lidar et la photogrammétrie ne permettent pas. »

En outre, la « forêt », la partie qui a le plus souffert de l’incendie, était l’une des plus difficiles à numériser : elle sera l’une des plus dures à reconstituer dans les faits. Mais la société, qui a reconstitué Palmyre sur la base de photos, estime que la documentation existante suffira.

Reste à savoir ce que cela coûtera. De nombreuses start-up voient dans l’incendie de Notre-Dame une occasion de faire parler d’elle. Denis Lachaud évoque, lui, un devoir citoyen. « La base de données que l’on a permet de reconstituer avec précision la charpente, la toiture et la flèche. Nous la tiendrons à disposition de la compagnie des architectes en chef des Monuments historiques. C’est notre devoir d’aider à la reconstitution d’un monument comme celui-là. »