C’est un invité de dernière minute que l’on n’attendait pas. A trois semaines du 52e congrès de la CGT, qui se tient du 12 au 17 mai à Dijon, son ancien secrétaire général, Bernard Thibault, est sorti de sa réserve pour prendre part aux débats de la Confédération. Celui qui a dirigé la centrale de Montreuil (Seine-Saint-Denis) de 1999 à 2013 a fait circuler en interne un texte intitulé « La CGT dans le syndicalisme européen » que Le Monde s’est procuré.

Ce dernier se veut une réponse à ceux qui, parmi les tenants d’une ligne radicale, poussent pour se rapprocher de la Fédération syndicale mondiale (FSM), l’internationale syndicale communiste que la CGT a quittée en 1995. Certaines structures cégétistes, comme les fédérations de la chimie ou de l’agroalimentaire, sont toujours membres de cette organisation qui compte dans ses rangs des syndicats cubains, nord-coréens ou encore iraniens.

Le débat n’est pas nouveau, mais l’alerte doit être suffisamment sérieuse pour que l’ex-cheminot ait décidé de réagir. La démarche, très inhabituelle pour celui qui a cédé son fauteuil il y a six ans, permet de donner une idée du climat interne. C’est aussi une façon de renvoyer Philippe Martinez, l’actuel numéro un, à ses responsabilités. « Quelques militants semblent vouloir obtenir du congrès une rupture stratégique et historique en prônant une sortie de la CGT de la Confédération européenne des syndicats [CES] », attaque, d’emblée, M. Thibault.

Créée en 1973, la CES regroupe la plupart des organisations syndicales européennes et a pour but de représenter les intérêts des travailleurs auprès de l’Union européenne. Pour celui qui siège aujourd’hui à l’Organisation internationale du travail, l’hypothèse d’une sortie de cette instance ne doit pas être minimisée. « C’est toute la conception de notre organisation et de sa vision du syndicalisme qui est en question », juge-t-il avant d’ajouter : « Il faut donc accepter la polémique et je souhaite y participer. »

Pas un « phénomène de mode »

L’ancien numéro un rappelle le combat de ses prédécesseurs – « Georges Séguy, Henri Krasucki puis enfin Louis Viannet » – qui ont « inlassablement milité pour que le syndicalisme européen soit uni par-delà les parcours historiques et les pratiques syndicales différentes ». Ce n’est qu’en 1999 que la CGT adhère à la CES, alors que M. Thibault fait ses premiers pas comme secrétaire général. Cette adhésion avait été négociée par Louis Viannet qui avait satisfait aux deux conditions établies par la CES : le départ de la FSM et un acte fort d’indépendance vis-à-vis du Parti communiste, qui s’était traduit, en 1996, par la démission du secrétaire général de la centrale du bureau politique du PCF.

Pour l’ex-cheminot, hier comme aujourd’hui, ce choix découle non pas « d’un phénomène de mode » mais d’une « conviction affirmée et une tradition historique », celle que « la CGT se doit d’être unitaire et internationaliste ». L’Europe a souvent divisé la centrale. En février 2005, M. Thibault avait souhaité que la CGT ne donne pas de consigne de vote sur le référendum sur le traité constitutionnel européen mais il avait été mis en minorité par son comité confédéral national – son parlement – qui avait implicitement appelé à voter non. Il avait alors failli démissionner.

Dans son texte, l’ancien secrétaire général met en garde ceux qui veulent rompre les liens avec la CES : « Pourquoi vouloir faire un cadeau à ceux qui s’efforcent d’isoler la CGT systématiquement et sur tous les plans (…) ? » S’il dit « entendre », voire « partager », la critique avancée « pour tenter de justifier notre désertion » d’une CES « “pas assez revendicative et combative” », M. Thibault rappelle que ce reproche n’est pas nouveau et que cela n’a jamais empêché la CGT de faire des propositions. C’est d’autant nécessaire, selon lui, que « la “troisième guerre mondiale est sociale” », écrit-il, en référence au titre de l’un de ses livres publié en 2016. « Elle se développe aussi sur le théâtre européen, estime-t-il. Il n’est donc pas surprenant que chaque organisation soit “aspirée” par la tentation d’un repli national d’autant que le “nationalisme politique” progresse en de nombreux endroits en Europe comme en France. »

Critiques internes du réformisme

Sans jamais citer la FSM, M. Thibault souligne que pour « peser sur les événements », « il faut être présent dans le concert européen » et jouer la partition d’une CGT « forte et fière de sa réputation et respectueuse de celle des autres ». « Quel message serait envoyé si nous décidions de renoncer ?, interroge-t-il. (…) Comment expliquer à tous les autres syndicalistes d’Europe qu’ils font fausse route ? Qu’ils n’ont rien compris “à la lutte des classes” et qu’à ce titre la CGT décide de faire cavalier seul en Europe en quittant la CES ? »

Ce texte de trois pages intervient alors que des opposants à Philippe Martinez, qui jugent sa ligne trop « réformiste » et prônent un syndicalisme « révolutionnaire », ont présenté en décembre un texte alternatif en vue du congrès. Parmi eux, divers syndicats d’entreprises, avec en tête Goodyear, Vallourec ou Info’Com-CGT, et plusieurs centres hospitaliers universitaires. Ils y critiquent notamment la CES, une organisation « clairement engagée dans une orientation réformiste, soumise au grand capital européen et à la Commission européenne ». Leur idée est de créer « une nouvelle grande confédération syndicale européenne, avec une identité et des statuts révolutionnaires » et de « renouer des relations avec les organisations syndicales de lutte de classe, au niveau mondial ». Une allusion à peine voilée à la FSM qui n’est, cependant, pas mentionnée. Ce thème pourrait donc revenir en force à Dijon.

« Le problème, c’est que Martinez laisse faire les identitaires, déplore une source en interne. S’il faisait le travail de leur répondre sur le fond, Bernard Thibault n’aurait pas à s’y coller. » Si la réélection de M. Martinez ne semble pas pour l’heure compromise, l’ambiance au congrès s’annonce haut en couleur.