« Le club de l’éco, jeudi 18 avril. Mark Leonard, fondateur de l’European Council on Foreign Relations ; Sylvie Kauffman, éditorialiste au « Monde »;  Bruno Le Maire, ministre de l’économie, Philippe Escande,  éditorialiste économique au  « Monde » et Laurence Boone, économiste en chef à l’OCDE (de gauche à droite). / CAMILLE MILLERAND

A un mois des élections européennes, la situation est plus indécise qu’on ne l’imagine, mais l’action positive de l’Europe n’est pas assez mise en valeur, estiment Laurence Boone, économiste en chef à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), et Mark Leonard, fondateur de l’European Council on Foreign Relations.

  • Les quatre tribus des élections européennes

Mark Leonard : Beaucoup de gens s’attendent à un scrutin qui va opposer les « tribus » proeuropéennes, favorables à une société ouverte, et les nationalistes, obsédés par l’immigration. Nos études d’opinion, menées dans quatorze pays, montrent une situation très différente. Plutôt que des groupes très polarisés, nous avons avant tout une situation très instable, avec plus de 100 millions d’électeurs qui se déclarent indécis. La moitié n’ira pas voter. Et, parmi ceux qui le feront, 70 % fluctuent encore entre droite et gauche, entre partis traditionnels et antisystème.

Dans la plupart des Etats membres, la majorité de l’opinion publique est très pro-européenne. L’identité européenne est aussi importante que l’identité nationale. C’est encore plus vrai en Hongrie et en Pologne. Les partis eurosceptiques l’ont aussi compris. C’est pour cela qu’ils se repositionnent. Leur vision du système politique divise la société. Nous avons posé la question : pensez-vous que le système politique fonctionne bien au plan national et au plan européen ? Cela donne quatre groupes intéressants :

– Le groupe qui croit encore au système, qui pense qu’il marche bien, au niveau de l’Union européenne (UE) et au niveau national. A l’échelle européenne, ça fait 25 % des électeurs, mais seulement 10 % en France.

– Le deuxième groupe est désespéré, comme les « gilets jaunes ». Il trouve que le système est cassé, à la fois au niveau européen et national. En moyenne européenne, cela fait 38 %, mais en France 69 % : seulement un Français sur sept pense que le système marche bien !

– Le groupe des nationalistes eurosceptiques considère que l’Europe est
cassée, mais que leur pays marche bien. Ils sont 14 % en Europe, et 6 % en France.

– Enfin, un autre groupe estime que son pays est cassé, mais que l’UE fonctionne bien. Ce groupe fait 14 % de la population en France et environ 25 % de la population sur le plan européen.

  • Les sanctions et la souveraineté européenne

Laurence Boone : Les Français sont les champions du « European bashing ». J’étais à un dîner de dirigeants d’entreprise avec un investisseur américain, qui demande s’il fallait investir en Europe, et la première réponse naturelle a été de dire « surtout pas ». Jamais un Américain ne dirait ça. C’est un peu effrayant.

Nous avons tous en tête les sanctions imposées par les Américains. Mais nous oublions celles infligées par l’Europe. Au total, cela fait environ 15 milliards d’euros, qui s’ajoutent aux 14 milliards demandés à Apple. C’est colossal. Et quand l’UE s’attaque aux abus divers des entreprises, c’est entre 30 milliards et 50 milliards d’euros qui sont reversés aux citoyens européens. Nous sommes une puissance souveraine.

  • Rééquilibrage des politiques économiques

L. B. : L’Espagne a un taux de croissance supérieur à la moyenne européenne. C’est l’exemple d’une Europe qui marche. La réussite d’une politique équilibrée : on parle d’austérité, mais l’Europe a prêté près de 40 milliards d’euros, et le nettoyage des banques a été très rapide. Le soutien a été très fort.

Beaucoup de pays ont connu ce mouvement de balancier avec des mesures drastiques et douloureuses d’abord, suivies d’autres qui mettent du baume sur les plaies. C’est en train de changer, car cette alternance brutale conduit à des situations très polarisées. On assiste aujourd’hui, notamment au Fonds monétaire international ou à l’OCDE, à un véritable effort de promotion de politiques beaucoup plus équilibrées, où l’on promeut la croissance tout en regardant à chaque fois quel est l’impact sur la distribution des revenus, de façon à faire en sorte que tout le monde en bénéficie. Un corpus économique, idéologique et politique est en train de se former. C’est probablement un résultat positif de la peur du populisme.

  • Le recul des classes moyennes

L. B. : Notre étude montre un recul des classes moyennes pour plusieurs raisons, qui ne sont pas les mêmes dans tous les pays de l’OCDE. Deux tendances se dégagent. La première est l’accélération des hauts revenus. On la retrouve surtout dans les pays anglo-saxons, mais beaucoup moins en France. La deuxième raison combine l’ouverture des échanges et la numérisation de la société. L’automatisation menace surtout les emplois qui comportent une grande part de routine et qui sont moyennement qualifiés. La part des emplois faiblement ou hautement qualifiés augmente, mais celle des emplois moyennement qualifiés diminue. La part des revenus de la classe moyenne croît très peu, alors que les dépenses d’éducation, de logement et de transport ont beaucoup augmenté. Le sentiment de rejet, d’impuissance est à mon sens explosif.

M. L. : 76 % des Français pensent que leurs enfants seront plus pauvres qu’eux. Dans
presque tous les pays européens, une majorité pense que ce sera le cas. En revanche,
l’Espagne et la Roumanie sont les deux seuls pays qui ont un sentiment contraire.