Le Soudan du Sud peut-il faire la paix sans l’ex-dictateur soudanais Omar Al-Bachir, renversé le 11 avril et aujourd’hui en prison ? La question sonne comme une provocation, mais elle se pose. Malgré les décennies de guerre civile au Soudan ayant opposé, de 1955 à 1972 puis de 1983 à 2005, Khartoum aux rebelles du Sud et dont découlera finalement la sécession du Soudan du Sud en juillet 2011. Car Al-Bachir s’était plus récemment posé en conciliateur entre le président du Soudan du Sud, Salva Kiir, et ses opposants, dont Riek Machar du Sudan People’s Liberation Movement-In Opposition (SPLM-IO), le plus large groupe d’opposition du pays. La chute d’Al-Bachir a donc inspiré joie et inquiétude à Juba, la capitale sud-soudanaise : l’accord de paix au Soudan du Sud, qui entre dans une phase clé, vient de perdre celui qui était devenu son médiateur le plus influent.

La destitution d’Al-Bachir semble avoir eu pour premier effet la requête d’extension de six mois, par le SPLM-IO, de la période dite de « prétransition » prévue par l’accord de paix « revitalisé » de septembre 2018 – un premier accord avait été signé en 2015. Ce report, qui faisait partie des scénarios évoqués depuis plusieurs semaines en raison des difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de l’accord, a été confirmé jeudi 18 avril.

« Bonne volonté »

La période de prétransition devait durer huit mois et déboucher sur la formation d’un gouvernement d’unité nationale le 12 mai. Pointant le retard pris dans la mise en œuvre de l’accord, Puok Both Baluang, directeur de l’information et des relations publiques du mouvement de Riek Machar, indique au Monde Afrique que « le SPLM-IO est fidèle à l’accord de paix, mais veut que le gouvernement d’unité soit formé une fois les dispositions de sécurité mises en œuvre ».

Président par intérim de la commission réunissant tous les signataires de l’accord chargé de superviser son application (R-JMEC), Augostino Njoroge explique que « la plupart des décisions prévues pour la période de prétransition ont été mises en œuvre. Mais celles qui ne l’ont pas été sont cruciales ». Autrement dit : des conditions essentielles à la formation du gouvernement d’unité nationale manquent encore au tableau, même si « le cessez-le-feu tient et que les semaines passées ont été très calmes ».

Problème de taille : le cantonnement des forces d’opposition, qui n’a pas encore commencé, alors que les soldats auraient à ce jour déjà dû être « filtrés et sélectionnés, certains démobilisés et les autres, intégrés dans des unités mixtes avec des soldats du gouvernement, eux-mêmes sélectionnés selon les mêmes critères », continue M. Njoroge. « Les forces sont actuellement dans des points de rassemblement, mais les sites de cantonnement ne sont pas opérationnels », déplore-t-il, exprimant son « impatience ».

L’intérêt du Soudan à voir le Soudan du Sud se stabiliser reste intact. Les deux pays espèrent relancer l’exploitation pétrolière interrompue par la guerre dans la région d’Unity, manne financière pour les deux Soudans. Mais, sans l’influence d’Al-Bachir, convaincre Riek Machar de rentrer à Juba dans ces circonstances semble difficile, lui qui avait frôlé la mort en juillet 2016, lorsque la première tentative de paix depuis le début de la guerre civile trois ans auparavant s’était soldée par des combats dans la capitale. Pour éviter la répétition de ce désastre, l’accord « revitalisé » prévoit le retour de Machar sans ses troupes, mais sous protection d’une armée nationale unifiée qui, donc, n’en est qu’à ses balbutiements.

« L’influence de Khartoum sur Riek Machar est maintenant marquée d’un point d’interrogation. Les deux principaux médiateurs, Omar Al-Bachir et Salah Gosh (ex-chef de la sécurité soudanaise), ne sont plus au pouvoir, donc tout progrès dépend de la bonne volonté de Salva Kiir et de Riek Machar », explique Alan Boswell de l’International Crisis Group (ICG). Selon lui, « la seule chance que l’on avait de former le gouvernement à temps était que Khartoum mette son poids dans la balance. Dans l’immédiat, c’est moins probable. On se dirige déjà vers le scénario du délai, le processus va caler jusqu’à ce que quelqu’un d’autre le relance ».

Mercredi, une délégation gouvernementale sud-soudanaise s’est rendue à Khartoum pour rencontrer Abdel Fattah Al-Burhan, le chef du conseil militaire de transition soudanais, auquel elle a remis une lettre du président Kiir demandant, entre autres, au Soudan de maintenir son engagement comme « garant » de l’accord de paix. La présidence sud-soudanaise tient à former le gouvernement d’unité le 12 mai comme prévu, et assure pouvoir garantir la sécurité de Riek Machar à Juba, même en l’absence d’une armée unifiée.

« Retraite spirituelle »

Repousser la formation du gouvernement d’unité est en revanche une option que jugent préférable les membres de la société civile sud-soudanaise qui siègent à la commission R-JMEC. Rita Lopidia, directrice de l’Eve Organization for Women Development, estime qu’il « ne faut pas former un gouvernement juste pour dire de former un gouvernement, alors que nous n’avons pas une armée assez bien organisée dans le pays, capable aussi de permettre le retour des réfugiés ».

Rajab Mohandis, à la tête de l’Organization for Responsive Governance, nous révèle que le Forum des organisations de la société civile sud-soudanaise, qui regroupe plus de 200 organisations, « est en faveur d’une extension de la période prétransitionnelle ». Pour lui, ce délai et les changements au Soudan peuvent être bénéfiques : « L’absence d’Al-Bachir va sans doute provoquer un manque de soutien à la mise en œuvre de l’accord, avec aussi peut-être le départ de certains officiels soudanais très pointus, investis dans le processus. Mais cette situation au Soudan devrait pousser notre peuple et notre pays à s’unir. Les principaux garants de l’accord sont les Sud-Soudanais eux-mêmes. Nous n’avons pas d’excuses de ne pas le mettre en œuvre. »

La « retraite spirituelle » de Salva Kiir et de Riek Machar, accompagnés de trois autres dirigeants, les 10 et 11 avril au Vatican, avait pour ambition de les réconcilier. Le 11 avril, alors qu’au Soudan Omar Al-Bachir venait d’être évincé du pouvoir, le pape François implorait les dirigeants du Soudan du Sud de respecter l’accord de paix. « Il y aura des disputes entre vous. Qu’elles restent entre vous (…) Mais, face au peuple, tenez-vous par la main, afin de devenir des pères de la nation » leur a-t-il demandé avant de s’agenouiller devant eux et d’embrasser leurs chaussures.

C’est avec émotion que le révérend Bernard Suwa, de l’organisation Mission 21, décrit la scène largement relayée sur les réseaux sociaux : « Si cette expérience n’adoucit pas les cœurs de ces dirigeants, je ne sais pas ce qui pourrait y parvenir. Traverser ce genre d’expérience ne peut pas vous laisser inchangé. Maintenant que Bachir n’est plus là, il faut que les dirigeants du Soudan du Sud s’emparent du processus de paix, au lieu de dépendre de leurs voisins. »