Le trio Radio Elvis. / Fanny Latour-Lambert

Au fil des années, le Printemps de Bourges a fait une place de plus en plus grande aux deux dernières révolutions musicales en date, les musiques électroniques et le hip-hop. Le programme proposé samedi 20 avril à l’Auditorium l’a ramené à son identité originelle, lors de sa création en 1977 et dans les éditions qui suivirent, quand chanson et rock lui donnaient sa couleur dominante. La salle était complète pour Radio Elvis et Bertrand Belin, précédés par Elisapie, chanteuse venue du Grand Nord québécois.

Bien que le public français la découvre tardivement puisque son troisième album, The Ballad of the Runaway Girl, est le premier à être commercialisé en Europe, cette femme née de mère inuit et d’un père de Terre-Neuve, a séduit les curieux avec ses chansons en anglais et en inuktitut, narrant la vie de ce peuple esquimau, une chronique que l’on n’a guère l’habitude d’entendre sous nos latitudes (Le Monde du 20 septembre 2018).

Tout cela avec le sourire et dans la bonne humeur. « Salut les olé-olé, c’est comme ça qu’on vous [les Français] appelle chez nous », glisse Elisapie dans une étincelante veste longue lamée d’or. La voix est souple, passant aisément, en fonction du propos, du rauque à l’acidulé. La musique déjoue les pièges du « folklorisme » et de l’ethno-world en puisant dans les traditions nord-américaines du blues, du folk et du rock : le claviériste fait souffler le blizzard, le batteur privilégie les peaux des tambours et la demi-caisse du guitariste se nourrit d’arpèges comme de saturation.

Elisapie chante la vie d’un peuple où, apprend-on, chacun(e) dispose de quatre prénoms comme autant de réincarnations. Dans Una, elle évoque une femme Inuk qui a dû confier sa petite fille à des cousins et qui n’est autre que sa mère. Avant de rendre hommage à Willie Trasher, aujourd’hui oublié alors qu’il fut dans les années 1970, avec l’Indienne Cree Buffy Sainte-Marie, une des figures de la renaissance des cultures autochtones au Canada. De ce musicien, elle reprend Wolves Don’t Live By the Rules, en rappelant que l’auteur fut, enfant, arraché aux siens pour être placé dans un pensionnat.

Un tube à la pulsion irrésistible

A Bourges, Radio Elvis ne relève plus de la découverte. Le trio formé par le chanteur et guitariste Pierre Guénard, le guitariste et bassiste Manu Ralambo et le batteur Colin Russeil (augmentés d’un claviériste en tournée) a, en effet, remporté en 2015 le prix du jury des Inouis, la sélection de découvertes du festival, avant de triompher deux ans plus tard aux Victoires de la musique pour la « révélation de l’année ».

Comparé principalement à Noir Désir et à Dominique A avec son premier album, Les Conquêtes, le groupe parisien a su se renouveler intelligemment avec le suivant, Ces garçons-là, en l’enrichissant de sons dance new-yorkais, de Talking Heads à LCD Soundsytem (Le Monde du 7 décembre 2018). Virage d’emblée assumé en ouvrant le concert par le nouveau titre New York et négocié par un tube à la pulsion irrésistible, 23 minutes.

Les compositions sont habiles, énergiques sans sacrifier la mélodie, et le groupe a une foi dans les pouvoirs cathartiques du rock assez admirable dans le contexte actuel. En pièce de bravoure, un Prières perdues étiré permet à Colin Russeil, un des meilleurs batteurs de rock dans l’Hexagone, de faire valoir toute sa puissance de frappe. C’est d’ailleurs lui qui attire souvent le regard au détriment du leader, Pierre Guénard, au charisme, sinon incertain, du moins artificiel, ce qui complique la donne quand on fait du rock sa profession. Le chanteur ne ménage pourtant pas ses efforts, descendant à plusieurs reprises pour communier avec les rangées de l’Auditorium. Mais si son phrasé sombre et tourmenté a été rapproché de celui de Bertrand Cantat, la comparaison s’arrête là.

Une économie de mots qui va jusqu’à l’effacement

Le nom de Dominique A est souvent cité comme inspirateur de Radio Elvis, mais aussi de Bertrand Belin, l’intéressé ayant exprimé tout le bien qu’il pensait des uns comme de l’autre. Encensé par la critique pour son sixième album, Persona, le Breton Belin n’a lui aucun problème d’incarnation. Le crooner se glisse dans les peaux des gueules cassées anonymes qui peuplent ses vignettes.

Le cheveu blond rebelle comme Jerry Lee Lewis, le jeu de jambes rockabilly, il use de son corps comme d’un outil de narration pour des textes qui lui ont valu force louanges. Cette grande économie de mots (avec invocation des mânes de Beckett et de Duras), qui va jusqu’à l’effacement, sinon la disparition, et use de mécanismes de répétition, relèverait de la pure poésie, une assertion que la publication de trois romans chez P.O.L a crédibilisé.

On peut aussi rester hermétique à cet art brut produisant des phrases comme « J’ai travaillé à travailler/Dans un travail » (Camarade) ou « Il y avait un homme ce matin/Comme hier d’ailleurs/ll y avait un homme ce matin/Sur le cul/Il y avait un homme ce matin/Ainsi qu’une femme/Sur le cul » (Sur le cul). Littérature ou fumisterie ? Le débat est ouvert, sans nier la singularité d’un vocabulaire musical lui aussi insaisissable, à mi-chemin de la chanson, du rock et de la pop dépressive des Tindersticks. Bertrand Belin, en tout cas, habite incontestablement des chansons dont le sens échappe à l’auditeur. Il n’est pas interdit de penser qu’il est vain d’en chercher un.

Elisapie, le 21 avril à Blois (Chato Do), le 24 à Lyon (Le Groom), le 25 à Pezenas (Foyer des campagnes), puis festivals.

Radio Elvis le 16 mai aux Lilas (Le Triton), le 22 à Vincennes (Centre culturel Georges-Pompidou), puis festivals.

Bertrand Belin le 24 avril à Paris (Comédie et studio des Champs-Elysées), le 16 mai à Beauvais (L’Ouvre-boîte), le 17 à Arras (Le Pharos), le 18 à Besançon (La Rodia), le 24 à Hérouville-Saint-Clair (Big Band Café), le 25 à Brest (La Carène), puis festivals.