Faïez Sarraj, président du conseil présidentiel et premier ministre du gouvernement d'union nationale de Libye. Dans son bureau à Tripoli, le 20 avril 2019. / SAMUEL GRATACAP POUR LE MONDE

Faïez Sarraj est inquiet, un brin désemparé. « Nous espérons que cette guerre se terminera rapidement », souffle-t-il. A voir ses traits tirés, son élocution lasse et le dépit de ses propos, on sent pourtant qu’il n’y croit pas vraiment. Haute taille et moustache blanche, le chef du gouvernement d’accord national de Tripoli, cible d’une offensive depuis le 4 avril des troupes du maréchal Khalifa Haftar, est très accessible aux médias étrangers en ces temps de guerre.

En son vaste bureau de la primature, calé derrière une table couleur acajou où règne un ordre méticuleux – dossiers, tasse de café et bouteille d’eau minérale – M. Sarraj prend à témoin les journalistes de passage de sa bonne foi. Dans les salons attenants, sous des lustres diaphanes, des soldats en tenue de camouflage rompent l’ennui en pianotant sur leurs téléphones mobiles.

Cibles civiles

« Depuis deux semaines, nous faisons ce que nous pouvons pour défendre la ville et les civils, explique-t-il. Les forces assaillantes ont dû reculer, et c’est ce qui a déclenché leurs tirs aveugles de roquettes sur des cibles civiles : maisons, écoles, ambulances. Ces actions relèvent du crime de guerre ». Depuis le 4 avril, les combats ont fait 227 morts et 1 128 blessés, dont des civils, et provoqué le déplacement de 30 000 habitants, selon un bilan établi lundi par les Nations unies.

Manifestation demandant la fin de l’offensive de Khalifa Haftar contre Tripoli, dans le centre de la ville, le 19 avril. / AHMED JADALLAH / REUTERS

La ligne de front entre les troupes de l’Armée nationale libyenne (ANL) de Haftar et la coalition de forces défendant Tripoli s’étale sur 150 km au sud-ouest, sud et sud-est de la capitale mais avec seulement « 60 km de front actif », précise-t-on à la mission des Nations unies pour la Libye. Samedi soir, des informations rapportant l’usage de drones en soutien à des frappes aériennes ont circulé, mais n’ont pas pu être confirmées.

Alors que l’ANL de Haftar a déclenché son offensive quelques jours avant une conférence nationale prévue, et annulée depuis, sous l’égide des Nations unies à Ghadamès, visant à jeter les bases d’une réconciliation, M. Sarraj déplore que « l’escalade de la violence [les] ramène à la case départ ».

« La condamnation de l’attaque de Tripoli n’est pas suffisante. Elle doit être accompagnée d’actions concrètes »

Et face à ce conflit, il qualifie d’« insuffisante » la réaction de la communauté internationale. « Nous sommes satisfaits de la condamnation de l’attaque de Tripoli exprimée par certains pays, souligne-t-il. Mais la condamnation en elle-même n’est pas suffisante. Elle doit être accompagnée d’actions concrètes. » Parmi ces mesures, M. Sarraj appelle à un « cessez-le-feu immédiat et au retour de toutes les forces à leurs positions initiales ». « La communauté internationale devrait prendre une position claire, ajoute-t-il. Malheureusement, nous notons que certains pays sont hésitants à nommer cette attaque pour ce qu’elle est. »

Parmi les motifs de déception figure aux yeux de M. Sarraj la position de la France, dénoncée à Tripoli comme trop favorable au maréchal Haftar. Paris a fourni depuis 2016 un soutien technique à M. Haftar, relevant du contre-terrorisme, lors des combats en Cyrénaïque (Benghazi, Derna) contre des groupes djihadistes, mais son impact sur la montée en puissance ultérieure du patron de l’ANL, notamment dans son ambition de conquérir la capitale, a été perçu par le camp anti-Haftar comme un appui politique plus large.

Climat antifrançais

« Nous sommes surpris et perplexe face à la position de la France », commente M. Sarraj. « Comment la France qui aspire à la liberté, aux droits de l’homme et à la démocratie, peut-elle avoir une position si peu claire à l’égard de notre peuple, qui aspire aux mêmes valeurs ? »

Si M. Sarraj admet « sans aucun doute » que la France « reconnaît le gouvernement d’accord national de Tripoli », soutenu par la communauté internationale, il ajoute que Paris « fournit également un soutien à M. Haftar, avec d’autres pays ». « Le soutien non proportionné de la France à M. Haftar est ce qui l’a décidé à passer à l’action et à sortir du processus politique », soutient M. Sarraj qui précise avoir « mentionné » ce soutien apporté par la France à Emmanuel Macron.

Ainsi, plutôt que de « développer notre relation et notre partenariat, nous nous inquiétons de la réputation de la France dans l’opinion publique » du fait de sa position « non claire » et de son « manque de solidarité », ajoute le premier ministre libyen.

Dans le climat antifrançais qui enfièvre la Tripolitaine depuis deux semaines, le ministre de l’intérieur Fathi Bashagha – l’une des figures proches de Sarraj, originaire de Misrata, où se recrutent les plus irréductibles opposants à Haftar – a décidé de supprimer la coopération sécuritaire de son ministère avec la France.

Face à cette mesure de représailles, M. Sarraj semble embarrassé mais ne désavoue pas son ministre. « C’est sa décision en tant que ministre, c’est sa prérogative », dit-il, ajoutant aussitôt : « Il ne s’agit rien de plus qu’une crise dans nos relations. Je pense que nous pouvons la surmonter si la France prend la bonne position. »

Basculement de Washington

Plus décisive pour l’évolution du conflit en Libye demeure toutefois l’attitude de Washington. Vendredi 19 avril, la Maison Blanche a fait savoir que Donald Trump s’était entretenu au téléphone quatre jours plus tôt avec M. Haftar, dont il a « reconnu le rôle significatif dans le combat antiterroriste et la sécurisation des ressources pétrolières libyennes ».

Les deux hommes « ont discuté d’une vision partagée de la transition de la Libye vers un système politique stable et démocratique », a précisé le communiqué de la Maison Blanche. Un tel appel téléphonique de M. Trump à M. Haftar, qui n’a pas honoré M. Sarraj d’un tel geste, a aussitôt été interprété comme un basculement de Washington dans le camp pro-Haftar, en rupture avec la position beaucoup plus équilibrée que le département d’Etat avait jusqu’à présent défendue.

M. Sarraj affecte de minimiser ce qui constitue à l’évidence un revers diplomatique. « La position américaine sur la guerre contre le terrorisme est claire », dit-il, tout en rappelant un communiqué antérieur du secrétaire d’Etat Mike Pompéo appelant à un cessez-le-feu. M. Sarraj nie que le conflit actuel relève du combat « contre le terrorisme », ainsi que le présente le camp Haftar. « Le conflit actuel oppose les tenants d’un régime militaire et autoritaire à ceux d’un Etat civil garantissant les libertés. »

Alors qu’il appelle à un cessez-le-feu, M. Sarraj admet que la reprise à court terme de discussions politiques sera difficile. « Il est sans aucun doute impossible de renouer le dialogue politique dans le contexte de ces combats, concède-t-il. Comment voulez-vous demander à quelqu’un qui défend sa maison attaquée de déposer les armes en plein combat ? » La priorité du moment est, selon lui, d’« arrêter les combats et la souffrance de la population ». A plus long terme, M. Sarraj ne cache pas son scepticisme : « Comment pouvons-nous traiter avec quelqu’un qui décide subitement de détruire les efforts de paix et de conquérir le pouvoir par les armes ? »