A Dakar en février 2019. / MICHELE CATTANI / AFP

Une phrase suffit pour installer la stupeur dans la pièce et faire taire les chuchotements. Quand Me Abdoulaye Harissou annonce que, « sans papiers, vous ne serez jamais de grands footballeurs car vous ne pourrez sortir pas du pays pour jouer dans les meilleurs clubs », des dizaines de petits yeux se figent. Dans cette annexe de mairie où se sont regroupés une soixantaine d’enfants sénégalais, l’homme poursuit, s’adressant à l’autre moitié de l’auditoire. « Vous les filles, sans acte de naissance, on peut vous marier de force précocement et vous ne pourrez pas porter plainte. » Quelques petites têtes acquiescent, façon de marquer leur conscience du sujet avant que l’orateur ne poursuive. « Un enfant a le droit et le devoir d’avoir un acte de naissance. Sans ça, vous n’existez pas, vous êtes des enfants fantômes. »

Abdoulaye Harissou sait de quoi il parle. Lui-même a été un « enfant fantôme », l’un de ces invisibles, inconnu des registres de l’Etat civil de son Cameroun natal. Sa chance a été d’avoir pu être « repêché » par un fonctionnaire, dont le fils était né le même jour que lui, a pu attester de son identité. Une vraie veine car, sans cette attestation, Abdoulaye n’aurait jamais pu poursuivre ses études et devenir notaire. « J’avais des camarades brillants mais, parce que leurs parents n’avaient pas déclaré leur naissance, ils ont été sortis du circuit scolaire », se souvient-il. Marquante, cette expérience l’a poussé à écrire Les Enfants fantômes avec Laurent Dejoie (éd. Albin Michel, 2014). Livre qui a donné naissance au film documentaire éponyme réalisé en 2018 par Clément Alline pour LCP et Canal+.

Le premier des droits

En ce mois d’avril, Me Harissou est revenu au Sénégal avec l’équipe de tournage : le producteur Michel Welterlin, la députée du Calvados Laurence Dumont et Laurent Fritsch, représentant du Conseil supérieur du notariat français. Ils sont venus ensemble présenter le film dans les villages où il a été réalisé, et alerter une nouvelle fois.

On estime qu’à travers le monde 230 millions d’enfants n’ont pas été enregistrés à leur naissance et sont aujourd’hui des « invisibles ». Ils n’ont accès ni à la gratuité des soins, ni aux bourses d’études, ni à la protection juridique des mineurs et ne pourront jamais voter. Environ 37 % de ces enfants vivent en Afrique, continent particulièrement concerné par ce drame qui prive « du premier des droits ». Car sans papiers les enfants sont des proies encore plus faciles pour le travail informel, les mariages précoces et forcés, et sont très tôt exclus de l’école. De nombreux pays, en effet, n’acceptent pas les élèves sans acte de naissance au-delà du primaire.

En fait, « un père peut être le pire ennemi pour son enfant », résume un intervenant du film. En oubliant, par méconnaissance ou par mépris des formalités, d’inscrire son enfant à l’Etat civil, il le prive de son identité, en fait un futur apatride. Quand on demande à l’assemblée des enfants venus lors de la projection du film « qui a son acte de naissance ? », tous lèvent la main. Eux ont la chance de vivre à Dakar, la capitale, où la sensibilisation à ce problème est plus forte et l’administration, plus proche qu’au fond de la brousse. Les parents n’ont pas besoin de parcourir des kilomètres, souvent à pied, pour trouver un agent d’Etat civil. « Depuis mon époque, la situation s’est améliorée dans les villes, mais reste très préoccupante dans les campagnes », appuie ainsi Me Harissou, en voyant la forêt de petites mains levées.

Globalement important en Afrique subsaharienne, le problème est particulièrement présent dans les pays en guerre, tels le Liberia, la Sierra Leone ou la Libye. Or ces enfants jamais enregistrés sont aussi plus facilement exposés à l’enlèvement et à l’enrôlement par des milices. « Quand nous avons écrit le livre en 2013, seuls 8 % des enfants de la République démocratique du Congo (RDC) étaient inscrits à l’Etat civil, explique Me Harissou, et le taux est encore plus bas en Somalie. » Au Sénégal, pays en paix, les enfants de Dakar peuvent rêver à leur avenir comme Fatou, 13 ans, qui veut être enseignante pour faire « comprendre et expliquer », dit-elle. Le film lui a fait prendre conscience qu’elle peut « dire non au mariage forcé » grâce à ses papiers. « C’est arrivé à des filles de mon quartier. Je le dirai aussi aux adultes qui veulent forcer mes amies », promet l’adolescente.

« Volonté politique »

Abdoulaye Harissou estime qu’il faudra trente ans, une génération, pour éradiquer ce problème mondial, même si, « en réalité, avec l’avancée des nouvelles technologies, cela pourrait aller plus vite », observe le juriste. Le film présente en effet le projet d’un Burkinabé qui a conçu iCivil, un bracelet biométrique pour les nouveau-nés qui simplifie la transmission des données (date, heure, lieu de naissance et noms des parents) de la case de santé à la mairie par un code scanné. Cela évite les archives papiers qui se perdent ou finissent en lambeaux, comme les négligences et les oublis. « Près d’un milliard d’êtres humains sont sans identité sur la planète, avance même Laurent Fritsch, alors que les solutions sont simples et peu coûteuses. » Là comme ailleurs, la conclusion est toujours la même, « il suffirait de volonté politique ».

En Côte d’Ivoire, Laurent Fritsch a assisté à la régularisation de 1,5 million d’enfants en trois jours. La législation du pays autorise en effet le procureur général à signer une ordonnance permettant l’obtention de nombreux actes de naissance en une seule fois. « L’enfant, c’est l’avenir, rebondit Me Harissou. Il faut que chaque adulte se rende compte qu’on ne peut pas abandonner l’avenir de tout un continent. » Des mots qui sonnent fort aux oreilles des jeunes enfants qui tous connaissent quelque part un moins chanceux qu’eux, juste passé entre les radars de l’administration.