Un champ de cannabis à Issaguen, dans le Rif marocain, en mai 2013. / FADEL SENNA / AFP

Neuf pays africains pourraient prochainement légaliser le cannabis. L’Afrique du Sud, le Zimbabwe, le Lesotho, le Nigeria, le Maroc, le Malawi, le Ghana, l’Eswatini (ex-Swaziland) et la Zambie pourraient choisir cette option d’ici à 2023, si l’on en croit le dernier rapport de Prohibition Partners, un groupe de réflexion qui milite à coup d’études et de statistiques pour une large dépénalisation de cette drogue.

Sur le continent, le Lesotho a fait figure de précurseur, s’imposant comme le premier à réguler le cannabis à usage médical dès 2008. Dix ans plus tard, le Zimbabwe lui a emboîté le pas, légalisant sa culture, avant qu’en septembre de la même année l’Afrique du Sud autorise, elle, la consommation privée entre adultes.

Le groupe de réflexion s’arrête largement sur le potentiel économique d’une telle plante pour un continent qui en produit déjà 38 000 tonnes par an, sans profiter de la plus-value de sa commercialisation. « Dans aucune autre région du monde, l’industrie du cannabis n’affiche une telle contradiction, en termes de rapport entre production et légalité », estiment les auteurs du rapport, avant de se lancer dans des projections chiffrées.

Atouts économiques

Certes, que ce soit pour une consommation médicale ou récréative, il existe forcément un potentiel sur ce marché de 1,2 milliard de personnes. Un point que ne remet pas en cause le secrétaire exécutif de la Commission mondiale pour la politique des drogues, Khalid Tinasti, pourtant dubitatif, en revanche, sur l’échéance 2023. « Il est très difficile de faire de telles prévisions à l’avance », souligne-t-il, estimant que « les dynamiques régionales n’ont pas été prises en compte » et que « s’il existe bien des débats nationaux, je ne vois comment cela pourrait aller aussi vite ».

Le rapport de Prohibition Partners se penche, lui, sur les atouts économiques du cannabis pour l’Afrique, observant que la plante est plus lucrative que bon nombre d’autres. Pour le groupe de réflexion, la légalisation de son commerce, en créant une industrie, pourrait apporter une réponse au manque de travail à offrir à une jeunesse dont l’importance va encore augmenter largement dans les années à venir. Les experts rappellent que, développée depuis le XVIe siècle, cette culture s’avère relativement adaptée au continent. Pour Shaun Shelly, chercheur spécialiste des politiques liées aux drogues à l’université de Pretoria, « le cannabis se cultive en effet facilement et requiert peu de nutriments, ce qui lui permet de contribuer au développement économique des zones bénéficiant de peu de ressources et de faibles perspectives agricoles ».

Chargée de la supervision du rapport, Alexandra Curley tient aussi à insister sur les possibilités offertes par l’usage médical. « Il y a, en Afrique, de nombreuses personnes atteintes de la tuberculose ou du VIH que le cannabis, relativement accessible compte tenu de son abondance, pourrait potentiellement aider, remarque l’analyste. Elle appuie son analyse sur la faiblesse des systèmes médicaux qui demeurent inaccessibles pour beaucoup, notamment dans les régions rurales. Pour elle, « cette substance peut représenter une thérapie maison”, permettant de réduire significativement la dépendance aux dons de médicaments pour certaines maladies ».

Vertus thérapeutiques

Sans recommander son utilisation, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) reconnaît certaines études démontrant que le cannabidiol, un des composés du cannabis, pourrait présenter des vertus thérapeutiques. L’OMS a d’ailleurs formulé une recommandation en ce sens en janvier, suggérant de déclasser le cannabis de la catégorie des substances aux « propriétés particulièrement dangereuses » de la Convention unique sur les stupéfiants qui date de 1961.

Convaincu lui aussi de son efficacité pour atténuer la douleur, Khalid Tinasti précise que la légalisation du cannabis médical nécessite de régler certains paramètres comme sa qualité, sa forme (plante ou pilule, par exemple), ou encore la formation du personnel sur place. Un marché que Prohibition Partners évalue à 800 millions de dollars (710 millions d’euros) dès 2023, quand le cannabis récréatif représenterait, lui, toujours selon le rapport, une manne de 6,3 milliards de dollars (5,6 milliards d’euros) pour le continent si les neuf pays cités légalisaient leur production dans les quatre prochaines années.

L’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) a pourtant alerté, dans son rapport de 2018, sur les risques de l’usage non médical de cette substance. Shaun Shelly relativise cette mise en garde, estimant que « le cannabis s’avère globalement moins nocif que l’alcool, même si certaines personnes, présentant une vulnérabilité, doivent éviter d’en consommer, et particulièrement quand il contient un taux élevé de THC [tétrahydrocannabinol, principale molécule active du cannabis] », admet toutefois l’universitaire.

Barrière culturelle

Une limite que les auteurs du rapport prennent aussi en compte, eux qui voient dans la légalisation de cette substance un moyen d’encadrer sa consommation et donc d’éviter les dérives. « Les études sur les marchés légaux du cannabis récréatif montrent que la mise en place de la standardisation et de la régulation de sa production entraîne le déclin de la toxicomanie », affirme même Alexandra Curley. Et de citer les exemples du Portugal où les décès liés à la consommation de stupéfiants auraient diminué depuis la dépénalisation du cannabis en 2001, et de la Californie où les crimes auraient baissé de 20 % depuis sa légalisation entrée en vigueur le 1er janvier 2018.

Kenza Afsahi, sociologue et économiste à l’université de Bordeaux et au Centre Emile Durkheim, abonde dans ce sens, pointant le fait que « la prohibition crée un contexte d’insécurité et de violence pour les usagers. Ils sont stigmatisés, ont moins d’informations sur les qualités qu’ils consomment et moins accès aux soins ». A ses yeux toutefois, la réglementation de ce marché en Afrique ne sera pas une mince affaire.

Pour Khalid Tinasti, le principal obstacle à la légalisation du cannabis se joue ailleurs que sur l’échiquier économique. La vraie barrière, en Afrique comme ailleurs, reste culturelle. Avant toute chose, il faudrait commencer par « sortir de la stigmatisation et arrêter de mettre le cannabis sur le même pied que l’héroïne ou la cocaïne », et pour cela « faire de l’éducation, de la sensibilisation ». Or, l’influence religieuse contribue à perpétuer une image négative de cette substance dans l’opinion publique, ce que rappelle le rapport soulignant que « l’église catholique considère toujours que l’usage du cannabis relève du péché, malgré sa légalisation dans plusieurs pays comme le Canada. »

« D’abord développer le marché africain »

Le deuxième point de blocage tient, toujours selon Khalid Tinasti, à la « faible capacité institutionnelle de beaucoup de pays africains ». Il cite l’exemple de son pays d’origine, le Maroc, considéré par le rapport de Prohibition Partners comme susceptible de légaliser sa production de cannabis d’ici à 2023. Or, « le modèle de régulation pose problème, estime le chercheur, car « si demain, le cannabis devient légal, les usines de transformation s’installeront autour des grandes villes, délaissant les montagnes du Rif. Pour que le changement soit économiquement bénéfique, il faut que les intérêts des cultivateurs soient préservés dans la principale région de production de cannabis au Maroc ».

Le royaume doit également, toujours d’après le secrétaire exécutif de la Commission mondiale pour la politique des drogues, accepter que sa production de cannabis – en admettant qu’il la légalise effectivement – soit destinée au marché marocain et non à l’export. « Le problème, c’est que les décideurs africains voient leurs pays comme des zones de transit. Ce qui est complètement irréaliste, regrette Khalid Tinasti. La mise en place de la légalisation puis le développement de cette industrie prendront beaucoup de temps. En attendant, certains pays, comme le Canada ou Israël, auront pris beaucoup d’avance et il sera impossible, pour les Etats africains, de les rattraper. »

Plus nuancée, Kenza Afsahi estime aussi nécessaire de « d’abord développer le marché dans les pays africains, qu’ils en tirent des bénéfices également pour leur population », sans exclure pour autant un développement international sous certaines conditions. « Pour ce qui est de la production pour l’exportation, il faudrait éviter que le cannabis africain ne se mette à dépendre des cours du marché international ou de productions intensives qui poussent à l’exploitation des humains et ne favorisent pas les petits cultivateurs », précise-t-elle. Si, selon le rapport, l’industrie africaine du cannabis emploie d’ores et déjà 1,2 million de personnes, leur passage à la légalité devrait donc, contrairement au présupposé de Prohibition Partners, prendre un peu plus de quatre années.