Le procureur fédéral suisse Michael Lauber, en septembre 2015 à Zurich. / RUBEN SPRICH / REUTERS

« L’affaire est énorme, très complexe, et l’enquête sera longue. » En juin 2015, Michael Lauber avait annoncé la couleur. Plusieurs semaines après le raid anticorruption mené par la justice américaine et l’arrestation de dirigeants de la Fédération internationale de football (FIFA) à l’hôtel Baur au lac de Zurich, le procureur général du ministère public de la Confédération helvétique (MPC) était alors en première ligne.

En concertation avec Loretta Lynch, alors ministre de la justice états-unienne, M. Lauber venait de perquisitionner le siège de l’instance mondiale et de saisir une masse colossale de données. Depuis, il a initié une vingtaine d’enquêtes en lien avec le « FIFAgate » : des procédures pénales ont notamment été ouvertes, en septembre 2015, contre l’ex-président suisse de la FIFA (1998-2015), Sepp Blatter, et en mars 2016, contre son ancien secrétaire général français (2007-2015), Jérôme Valcke.

A la suite d’une plainte déposée par la FIFA, en novembre 2014, le procureur s’est par ailleurs penché sur l’attribution controversée des Coupes du monde 2010 (Afrique du Sud), 2018 (Russie) et 2022 (Qatar). Une enquête a également été ouverte sur la désignation de l’Allemagne comme pays hôte du Mondial 2006. A ce jour, le MPC a relevé « 180 rapports d’activités financières suspectes ».

Rencontre secrète avec Gianni Infantino

Candidat à un nouveau mandat pour la période 2020-2023, le procureur suisse est pourtant fragilisé. Depuis mars, il fait l’objet d’une enquête préliminaire de l’autorité de surveillance du MPC (AS-MPC) pour avoir rencontré secrètement, en juin 2017, Gianni Infantino, patron de la FIFA depuis 2016.

En novembre 2018, M. Lauber n’avait pas mentionné cette entrevue lors de son audition par l’AS-MPC. A la suite des révélations des « Football Leaks », le procureur suisse était alors entendu pour deux rencontres informelles avec M. Infantino. A la demande de la FIFA, partie civile dans les procédures en cours, le premier rendez-vous a eu lieu à l’hôtel bernois Schweizerhof, le 22 mars 2016, cinq jours après l’ouverture d’une procédure pénale contre Jérôme Valcke. « Un échange direct avec des parties à la procédure est tout à fait possible », s’est depuis justifié le MPC.

Ami d’enfance de M. Infantino et premier procureur du Haut-Valais, Rinaldo Arnold a organisé cette première rencontre. Soupçonné « d’acceptation d’avantages » et « éventuellement [de] corruption passive », M. Arnold a été « blanchi », le 10 avril, par le procureur extraordinaire Damian K. Graf, nommé par le ministère public du canton du Valais.

Le 22 avril 2016, une deuxième rencontre de MM. Infantino et Lauber a eu lieu au restaurant Au Premier, à Zurich. Outre le chef de la division criminalité économique du parquet suisse, Olivier Thormann (suspendu par le MPC avant de quitter son poste en novembre 2018), Marco Villiger, alors directeur juridique de la FIFA, a également assisté à ce rendez-vous.

La date de cette deuxième rencontre pose question. Quinze jours plus tôt, le 6 avril 2016, le MPC avait perquisitionné le siège de l’Union des associations européennes de football (UEFA) à Nyon. Le patronyme du président de la FIFA vient alors d’être cité dans les « Panama Papers », qui ont révélé un contrat douteux pour les droits audiovisuels. Ledit contrat a été signé par M. Infantino, à l’époque directeur de la division des affaires juridiques de l’UEFA, avec une société offshore. Le bureau du procureur fédéral a ensuite ouvert une enquête contre X. En janvier 2018, le MPC a rendu une ordonnance de non-lieu dans l’affaire du contrat de télévision douteux.

Sepp Blatter : « C’est une situation incroyable »

Pourquoi M. Lauber n’a-t-il pas évoqué cette troisième rencontre informelle, de juin 2017, avec M. Infantino lors de son audition ? L’enquête préliminaire de l’AS-MPC devrait être close autour du 10 mai. Elle déterminera si une procédure disciplinaire doit être ouverte ou non contre le procureur général du MPC. Jeudi 25 avril, le président de l’AS-MPC, Hanspeter Uster, tiendra une conférence de presse pour résumer « les renseignements » recueillis par l’autorité de surveillance lors de ses « inspections », notamment « en matière de football international ».

Contacté par Le Monde, Sepp Blatter estime que la « situation est incroyable ». « Le cas ouvert concernant l’UEFA a été liquidé en deux, trois mouvements par le parquet alors que le mien dure depuis trois ans et demi et n’a pas bougé », tempête l’ex-patron du football mondial. Lequel est sous le coup d’une procédure pénale pour avoir signé, en 2005, un contrat « défavorable à la FIFA » avec l’Union caribéenne de football, et pour le fameux paiement de deux millions de francs suisses (1,8 million d’euros) fait, en 2011, à Michel Platini.

Selon M. Blatter, 83 ans, le parquet suisse a récemment nommé un « nouveau procureur » pour « s’occuper de [son] cas ». Mais l’ex-président de la FIFA a décidé de le « récuser pour éviter des soupçons de conflit d’intérêt » car ledit procureur serait lié à sa famille et viendrait de sa ville natale, Viège (canton du Valais).

« Cela va donc durer encore un moment. Pourquoi mon cas n’a-t-il pas été traité immédiatement ? Avec mon avocat, nous avons fait des démarches pour le fermer, le liquider », indique M. Blatter, entendu par ailleurs, en mars, par le MPC, comme « personne appelée à donner des renseignements », dans le cadre de l’enquête sur l’attribution du Mondial 2006.

Selon l’ex-patron du football mondial, « l’enquête préliminaire contre M. Lauber va faire bouger les choses, en Suisse, sur le plan politique » alors que de nombreux élus helvétiques ont souhaité auditionner le procureur général.

L’affaire Karimova

Une autre affaire témoigne aussi des tensions qui secouent le ministère public de la Confédération helvétique (MPC) : celle de Goulnara Karimova, la fille de l’ex-président ouzbek Islam Karimov, poursuivie en Suisse pour des soupçons de corruption. Les avocats de Mme Karimova ont déposé un recours auprès de la Cour des plaintes du Tribunal pénal fédéral suisse pour pointer une visite informelle en Ouzbékistan, en septembre 2018, de M. Lauber et de Patrick Lamon, procureur fédéral suisse, ainsi que d’autres membres du MPC.

Les défenseurs de Mme Karimova ont fait valoir un soupçon de prévention en faveur de la République d’Ouzbékistan et demandé la récusation de MM. Lauber et Lamon. Dans un arrêt du 3 avril, la Cour des plaintes a donné gain de cause à Mme Karimova en jugeant « recevable et fondée » la demande de récusation de M. Lamon, procureur chargé de la procédure.

« Le procureur général Lauber était du voyage controversé. Les juges le sauvent, vu sa distance d’avec le dossier, mais ce sont ces mêmes pratiques de voyages, de rencontres en dehors de tout cadre procédural, qui sont stigmatisées », confie au Monde Me Grégoire Mangeat, l’un des défenseurs de Mme Karimova.