Le fondateur du Center for Humane Technology, Tristan Harris, à Los Angeles (Californie), en octobre 2018. / Joshua Blanchard / AFP

Et si, derrière l’actuelle « cacophonie » des « scandales » touchant les technologies numériques, il y avait une raison principale ? C’est la thèse exposée mardi 23 avril par Tristan Harris, le fondateur du Center for Humane Technology, une organisation à but non lucratif créée pour combattre les maux engendrés par la technologie.

Pour lui, la technologie « dégrade l’humain », parce qu’elle a installé « une économie de l’extraction de l’attention », « une course pour pirater nos instincts » et transformé nos smartphones en « machines à sous ». Il voit là « la source » de la plupart des dangers de l’époque connectée : « la baisse de notre attention », « l’addiction de nos enfants aux écrans », « la polarisation du débat démocratique », « la transformation de la vie en une compétition de “J’aime” et de “partages” »

Silencieux depuis quelques mois, Tristan Harris est de retour pour proposer rien de moins « qu’une nouvelle direction pour la tech ». Son ONG, créée début 2018, avait annoncé de longue date la conférence, donnée mardi au SFJAZZ Center à San Francisco, capitale de la Silicon Valley, et berceau des Google, Apple et autres Facebook. Le milieu de la « tech » voit réapparaître celui qui avait fait sensation auprès des médias en 2016 et 2017.

A l’époque, l’ex-ingénieur de Google avait frappé les esprits avec son discours de repenti révolté, mais éclairé : arrivé chez le géant du numérique après le rachat de sa start-up, il y avait lancé un prophétique « appel à minimiser les distractions et à respecter l’attention des utilisateurs ». Nommé « éthicien du design », il estimait pourtant avoir échoué à faire suffisamment changer les pratiques d’une entreprise dépendant de la publicité et, partant, du temps passé par les utilisateurs sur ses services.

Fonder « un nouveau système socio-ergonomique »

Devenu indépendant, Tristan Harris avait enchaîné deux ans de conférences et d’interviews pour populariser ses concepts comme le « time well spent », ce « temps bénéfique » opposé au temps qu’on perd souvent en surfant sans but sur les réseaux sociaux. Consécration : le cofondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, avait cité son concept dans un post publié début 2018, et Apple ou Google avaient mis en place des « outils » pour calculer, voire limiter, le « temps d’écran ».

Mais « tout cela n’est pas assez », déplore aujourd’hui M. Harris. Le problème, c’est que son discours est plus convaincant sur les constats que sur les solutions. Concrètement, le Center for Humane technology annonce pour 2020 une grande conférence et pour juin un podcast, qui fera intervenir des « hypnotiseurs, des magiciens, des experts, des hackeurs » pour comprendre les « faiblesses » de l’esprit humain exploitées par les designers de services numériques.

Plus largement, Tristan Harris appelle à fonder « un nouveau système socio-ergonomique » plus « humain ». Celui-ci nous aiderait à prendre conscience qu’il suffit de prendre une grande respiration au lieu d’ouvrir sans raison un nouvel onglet de navigateur Internet. Il pousserait les applications à nous rappeler les messages de gens qui nous aiment quand nous nous sentons seuls. Il aiderait à trouver un terrain d’entente dans les débats en ligne, en s’inspirant des conversations dans un dîner entre amis ou autour d’un feu de camp. Il créerait des algorithmes qui récompensent les interactions « régénératives » entre les gens…

A ce stade, ces orientations semblent un peu théoriques, voire naïves. En apôtre sûr de lui-même, Tristan Harris assume un côté « new age », mêlant l’esprit et le corps (sa conférence a s’est ouverte et achevée par une séance de méditation collective). Spécialiste des slogans et des présentations Powerpoint, il revendique aussi une sorte de ministère du verbe : « avoir un langage partagé, c’est important », souligne-t-il. En 2016, il avait réussi à peser sur le débat en formulant des problèmes importants qui étaient dans l’air du temps. La suite dira si l’on peut changer l’industrie de la tech avec des mots. Cela peut en tout cas y contribuer.