Acte XXIV de la mobilisation des « gilets jaunes » à Dijon, le 27 avril. / CLAIRE JACHYMIAK POUR "LE MONDE"

Le rituel est immuable : chaque samedi, depuis vingt-quatre semaines, des centaines de « gilets jaunes » se regroupent place de la République, à Dijon, aux abords de la préfecture, avant de parcourir la ville. Cette mobilisation draine des manifestants à des dizaines de kilomètres à la ronde, venant souvent de départements limitrophes.

Samedi 27 avril, un petit crachin qui a finalement viré à la franche averse n’a pas suffi à les décourager. Les « gilets jaunes » – ils sont 300 ce week-end estime la police – se lancent dans leur traditionnel défilé urbain ; il se termine, comme toujours, plus de trois heures plus tard, devant les grilles de la préfecture, sous les gaz lacrymogènes et les explosions de pétards.

Le passage du cortège n’étonne plus. Les passants s’arrêtent, certains photographient, avant de reprendre leurs achats dans le cœur commerçant de la ville. Comme si de rien n’était.

« C’est vrai qu’on piétine, je comprends les gens qui se demandent ce que l’on fiche ; si j’étais hors du mouvement, je penserais sans doute comme eux », déclare Maxime, un doctorant qui bosse chez McDo. Le jeune homme n’avait jamais manifesté, assure-t-il, mais il est devenu un vrai activiste au sein des « gilets jaunes », dont il modère l’un des groupes Facebook. Grimé de noir, il fait immanquablement penser aux black blocs, dont il n’est pas, mais qu’il admire, car leur organisation tranche avec le joyeux bazar en jaune : « Au moins, ils prennent leur mouvement au sérieux », estime-t-il.

« S’il y a de la casse, je ne préfère pas traîner »

Si ce samedi la mobilisation demeure faible, loin des 3 000 manifestants des débuts du mouvement, ce n’est sans doute pas à la suite des déclarations du président de la République, jeudi 25 avril, qui semblent avoir laissé les « gilets jaunes » dijonnais de glace.

« Il n’y a aucune mesure concrète, immédiate, mais au moins a-t-on échappé aux petites phrases assassines, ce qui explique le calme de la manifestation », commente Emmanuel, un quadragénaire archéologue, qui a rejoint le mouvement depuis une vingtaine de semaines.

Emmanuel, archéologue, a rejoint le mouvement des « gilets jaunes » depuis une vingtaine de semaines. / CLAIRE JACHYMIAK POUR "LE MONDE"

Derrière lui, un manifestant tempête : « On n’en peut plus de voir sa tronche, c’est ça la vérité ! » Maxime se veut plus nuancé : « Si vous voulez la stabilité dans un enfer néolibéral, Macron a raison sur toute la ligne, il reste parfaitement cohérent dans ses justifications du démantèlement des services publics. Et surtout, qu’est-ce qu’il l’exprime bien. »

Le soleil revient, tandis que le cortège s’engage dans la principale artère piétonne de la petite métropole dijonnaise, les regards se tournent vers un immeuble depuis lequel de l’eau et de l’urine ont été jetées sur les manifestants la semaine passée. Rien, cette fois, ne tombera du ciel, et les signes d’agressivité envers les manifestants demeureront exceptionnels.

La troupe en gilet avance, à un train de sénateur, prenant la direction de la prison, autre point de passage obligé pour témoigner de la solidarité aux « gilets jaunes » incarcérés. Au mégaphone, l’un d’eux lance le cri de ralliement « Gilets jaunes, quel est votre métier ? », auquel répondent de puissants « Ahou, Ahou, Ahou », référence à une scène de mobilisation guerrière extraite du film 300 de Zack Snyder.

Deux septuagénaires parisiennes en virée shopping en province lèvent un sourcil réprobateur en croisant le cortège, avant de presser le pas. « Je n’ai pas peur, assure l’une d’elles, mais s’il y a de la casse, je préfère ne pas traîner. »

Dans une rue de Dijon (Côte-d'Or), lors de l’acte XXIV de la mobilisation des « gilets jaunes », le 27 avril. / CLAIRE JACHYMIAK POUR "LE MONDE"

De la casse, il y en a eu durant ces quatre derniers mois, mais plutôt limitée : une porte de l’hôtel de ville incendiée, quelques panneaux d’affichage fracassés. L’essentiel des échauffourées se concentre, en fin de manifestation, devant la préfecture. Aucune boutique n’a été directement touchée, ce qui n’empêche pas la grogne de monter chez les commerçants dijonnais.

« Ça pique »

« Chaque samedi, ça devient insupportable : les transports en communs sont arrêtés, et les gens ont peur de venir au centre-ville, surtout les personnes âgées », estime Alain, qui tient commerce dans une agréable rue piétonne mais préfère qu’on ne cite pas sa boutique par peur, affirme-t-il, de représailles.

Presque tous les commerçants annoncent enregistrer une baisse de chiffre d’affaires les samedis, que l’un évalue de 15 % à 20 %, tandis qu’une autre pronostique de prochaines fermetures.

Les habitants regardent passer le convoi des « gilets jaunes » depuis leurs fenêtres, à Dijon (Côte-d’Or), le 27 avril. / CLAIRE JACHYMIAK POUR "LE MONDE"

Amandine, qui gère Opticien the Store, ne partage pas le pessimisme ambiant. « Je ne suis pas embêtée, les “gilets jaunes” n’ont jamais rien cassé, ni tagué dans la rue. » Les récriminations de ses confrères tiennent plus, à l’en croire, à un atavisme professionnel. « Je n’ai aucune baisse de chiffre d’affaires, ceux qui se morfondent se cherchent des excuses, et ils en ont trouvé une avec les gilets jaunes. »

Ce ne sont d’ailleurs pas tant les manifestations qui perturbent le commerce que la crainte des clients et l’absence de tramways, arrêtés tous les samedis après-midi.

Jocelyne, une biologiste venue chercher son café, confirme : « Heureusement que j’aime marcher, c’est le seul moyen de venir en ville. » La quinquagénaire n’a « jamais craint les gilets jaunes », mais ne les apprécie guère. « Il y a là-dedans de drôles de têtes, des gens cachés sous tout un tas de bazar qui viennent chercher des ennuis. »

Lors des dispersions, les nuages de lacrymo viennent lécher les boutiques, et font presser le pas aux badauds. « Ça pique », glisse, une larme à l’œil, une vieille dame venue faire ses emplettes, alors que fusent les palets fumigènes après un rapide face-à-face entre manifestants et gendarmes mobiles.

Intangible motivation

Plus tard, le cortège, qui s’est clairsemé, termine sa course lente devant les cordons de forces de l’ordre qui gardent les abords de la préfecture. Invectives, maigres projectiles jaillissent, les jets de gaz répondent. Bilan ? Sept interpellations ; c’est dans la moyenne.

Manifestants et forces de l’ordre, à Dijon (Côte-d’Or), le 27 avril. / CLAIRE JACHYMIAK POUR "LE MONDE"

Et samedi prochain, ce sera la même chose. Et si certains « gilets jaunes » cherchent des alternatives – on annonce un retour aux ronds-points, une consultation citoyenne et une journée festive – le rituel de la manifestation du samedi ne va pas s’arrêter.

« Il nous donne de la visibilité, et il nous soude », constate Sophie, une logisticienne qui défile depuis le début, et qui a été blessée à la tête, sans que cela n’affecte son intangible motivation. « Le courage, c’est ce qui caractérise les gilets jaunes. Même après les coups, on repart. Et si on est courageux, c’est qu’on est tous ensemble, et c’est ce qui est beau », philosophe Nathalie, chef de service d’un centre d’accueil médico-social. Dans une semaine, elle sera là, avec « la famille » comme se nomment souvent les « gilets jaunes ». Et peu importe l’indifférence qui monte.

Arnaud Bau (Dijon, correspondance)

Notre sélection d’articles pour tout comprendre aux « gilets jaunes »

  • Acte XXIV : les « gilets jaunes » dans la rue contre le « blabla » présidentiel. Deux jours après les annonces d’Emmanuel Macron censées répondre à la crise sociale, les « gilets jaunes » comptaient, samedi 27 avril, se remobiliser pour protester contre le « blabla » présidentiel. Cette nouvelle journée d’action a rassemblé 23 600 personnes, selon le ministère de l’intérieur – contre 27 900 manifestants il y a une semaine. Ces chiffres sont parmi les plus bas depuis le début du mouvement à l’automne 2018, mais ils s’expliquent en partie par le fait que certains manifestants avaient prévu de faire l’impasse ce samedi pour se concentrer sur le 1er mai, qui s’annonce tendu. Les « gilets jaunes », pour leur part, ont dénombré « 60 132 manifestants minimum », selon un relevé provisoire. A Paris, plusieurs milliers de manifestants, gilets rouges de la CGT, « gilets jaunes » et représentants de partis de gauche mêlés, ont manifesté pour opposer une « riposte générale » au gouvernement et au Medef. Leur défilé a rassemblé 5 500 personnes tous manifestants confondus, selon la police ; les organisateurs, eux, affirment qu’ils étaient 35 000. Dans un autre rassemblement parisien, plusieurs centaines de « gilets jaunes » participaient aussi à la « marche sur les médias », appelant à un « traitement médiatique impartial ». Mais, après Toulouse pour l’acte XXIII, c’est Strasbourg qui était cette fois l’épicentre du mouvement. A un mois des élections européennes, un appel « international » à manifester en direction du Parlement européen avait été lancé sur les réseaux sociaux. Le rassemblement, qui a réuni environ 2 000 personnes selon la préfecture, a été marqué par plusieurs moments de tensions et 42 personnes ont été interpellées. A noter parmi les autres rassemblements de la journée annoncés aux quatre coins du pays : une opération escargot sur le périphérique lyonnais, une marche nocturne à Cambrai (Nord), le déploiement d’un gilet jaune géant au sommet de la Roche de Solutré (Saône-et-Loire).