L’avis du « Monde » – à voir

Le sens du timing et l’intuition des situations prennent une part importante dans la réussite d’un documentaire, lorsqu’il ne se veut pas une composition savamment concertée. Etre là au bon moment, avec les bons personnages, est une manière presque assurée de s’ouvrir cette voie. Quelque chose de vif, de palpitant, de direct se dégage, qu’on ne retrouve pas, ou en tout cas pas de cette manière, dans la fiction. 68, mon père et les clous s’inscrit dans cette catégorie. Une tragédie douce y couve sous l’infinie trivialité de son sujet.

Donc, unité de temps, de lieu, d’action. Tout Parisien qui se respecte connaît le lieu, ne serait-ce que de vue. Une quincaillerie sise en plein Quartier latin, à un angle de la rue Monge, face à la Mutualité, et qui se nomme, ou plutôt se nommait Bricomonge. L’action, pathétique, a lieu durant les derniers mois d’existence de la boutique, dans la courte durée d’une lutte perdue d’avance entre le petit commerce de proximité et les grandes enseignes qui dévorent la capitale. Pour ne rien gâcher, c’est ici le fils, Samuel Bigiaoui, qui filme le père, Jean, avec ce que la relation père-fils implique de non-dits pudiques, de secrets réciproquement partagés, de rugueuse tendresse.

Havre discret d’utopie sociale

Jean, il faut le décrire. Mèche blanche dans les yeux, plongé dans ses carnets de comptes, cachant du sucre dans sa caisse, ne tenant jamais en place, pestant contre tout et tous, il est l’ombrageux souverain de l’empire Bricomonge déclinant. Sous sa rudesse qui lui tient lieu d’armure, le fils opiniâtre ne met pas longtemps à retrouver le soleil. Employés d’origine immigrée qui lui vouent le culte de la reconnaissance depuis trente ans, clients interlopes et autochtones qui viennent se réchauffer à la boutique, feignant d’acheter des clous pour taper la discute, se confier, et s’attrister à l’annonce de la fermeture inéluctable. Qui aurait suspecté dans ce capharnaüm de panneaux de bois, de pots de peinture, d’ampoules, de porte automatique pétée, le havre discrètement bricolé d’une utopie sociale ?

C’est ici, d’ailleurs, que le film s’ouvre à la révélation d’une destinée insolite. Non sans mal cette fois, tant le père aura résisté au fils : « Je ne peux répondre à aucune question de fond me concernant. » Ce dernier le fera finalement craquer en le traquant dans le sous-sol de la boutique. Monsieur Bigiaoui père fut en sa jeunesse un membre de la Gauche prolétarienne. Né dans la foulée de mai 68, d’esprit antifasciste et d’obédience maoïste, ce mouvement rapidement clandestin pratiquait l’action violente, depuis l’incendie de commissariat jusqu’au tabassage des maîtrises d’usine. On y trouvait aussi Benny Lévy, Alain Geismar, Serge July, André Glucksmann.

Le fils filme le père avec ce que leur relation implique de non dits pudiques et de rugueuse tendresse

L’aveu de ce passé est toutefois suffisamment laconique pour qu’on ne parvienne pas complètement à comprendre comment ce révolutionnaire et agrégatif d’histoire a fini par faire sa vie dans la quincaillerie. On le pressent toutefois. Car ce que ne dit pas le père, un compagnon politique, évoquant le sabordement du mouvement et plus largement la défaite en rase campagne des idéaux progressistes, le dit à sa place : « Ça nous a mis en face de l’impossibilité d’une action collective. Nous étions des marginaux et nous le sommes restés. »

On pressent alors que c’est de cet amer désenchantement qu’est né Bricomonge, modeste phalanstère ouvert aux bâtisseurs du quartier, mais que sa modestie même n’aura pu sauver plus longtemps de la marche cruelle du monde. Samuel Bigiaoui, filmant la boutique qui se vide inexorablement de ses rayons, fait en même temps monter dans le cœur de ses spectateurs la vieille nostalgie d’un monde meilleur.

68 MON PÈRE ET LES CLOUS - Bande-annonce - le 1er mai au cinéma
Durée : 01:46

Documentaire français de Samuel Bigiaoui (1 h 24). Sur le Web : www.sddistribution.fr/film/68-monpere/150 et www.facebook.com/sophiedulacdistribution