La gare Intercity STC de Cotonou, au Bénin. / Charlotte Bouvier

Le temps semble s’être arrêté. Par 34 °C, Aïté attend, assis à l’ombre, dans une gare routière de Cotonou, la capitale économique du Bénin. « Mes trois petits-enfants habitent en Côte d’Ivoire. Je fais le trajet une fois tous les deux mois pour les retrouver », explique l’homme de 60 ans, impatient de partir, sans savoir vraiment dans combien de temps. Pour atteindre Abidjan, à plus de 850 km, il a choisi la compagnie ghanéenne Intercity STC, qui propose trois départs par semaine en bus climatisé. Aujourd’hui, deux véhicules sont mobilisés pour une centaine de personnes et le départ est prévu à 12 heures. Pendant les périodes de fête, jusqu’à six bus peuvent faire la liaison, via le Togo et le Ghana.

Présentation de notre série : Gares routières, cœurs battants de l’Afrique

A côté d’Aïté, Imane part aussi en Côte d’Ivoire pour une semaine de vacances. Sous ses cils maquillés, elle observe sa petite valise, sur la balance, avant le verdict. « 1 000 francs CFA ! », lui lance un contrôleur (soit 1,52 euro). Cette somme s’ajoute aux 32 000 francs CFA de son aller pour Abidjan. « Un prix raisonnable », commente Imane, qui manifeste ainsi son appartenance à la classe moyenne. Dans un pays où le SMIG mensuel est de 40 000 francs CFA, tout le monde ne peut pas s’offrir un billet de bus pour l’international.

Il faut dire qu’ici, le public est un peu différent de celui des gares routières qui desservent le nord du Bénin. Celles-ci sont davantage fréquentées par des travailleurs que par des vacanciers. C’est par exemple le cas de la gare ATT, qui organise les départs pour Parakou, Natitingou et Djougou, des villes à plus de 400 km de Cotonou [lire encadré].

Carrefour des peuples

La petite gare routière où patientent Aïté et Imane est cachée au milieu d’une « von », ces chemins de terre minés de trous. Le lieu est sommaire. Les deux bus attendent garés l’un derrière l’autre. Les voyageurs, eux, sont installés dans un hangar au toit branlant, en quête d’un peu d’ombre. Une cacophonie joyeuse emplit le lieu. Le français, l’anglais, le fongbé et le mina se mêlent à d’autres dialectes. Les différents styles vestimentaires et les couleurs des pagnes signalent la présence de Béninois, de Togolais, de Ghanéens et d’Ivoiriens. A la manière d’un carrefour des peuples, la gare routière est une promesse de retrouvailles, de découvertes et d’échanges.

Aïté a un œil sur ses deux gros sacs. « Ils sont remplis d’objets, de nourriture et de cadeaux pour les enfants, confie-t-il en riant. Il y a des choses ici qu’on ne trouve pas en Côte d’Ivoire, ou alors le prix est trop élevé là-bas. » Sa voisine, la soixantaine, en pagne vert et bleu, acquiesce : « Le gari [farine de manioc] est trop cher là-bas, le tapioca aussi. Donc on fait le plein ici et on revient les sacs remplis d’attiéké [plat traditionnel à base de manioc], qu’on ne trouve qu’en Côte d’Ivoire. » Entre ses jambes, un autre panier déborde de galettes et de chips de bananes plantains. D’origine béninoise, la voyageuse vit et travaille en Côte d’Ivoire. Elle revient deux fois par an. Chaque fois, ses valises sont remplies de cadeaux et de nourriture. Et s’il lui manque quelque chose, elle n’a que quelques mètres à faire : la gare routière est aussi un lieu de commerce.

Ici fourmillent une ribambelle de vendeurs à la sauvette. « De l’eau ! », crie, à intervalles réguliers, une jeune femme aux bras chargés de bouteilles d’un litre. D’autres zigzaguent avec sur la tête une bassine pleine de sachets de blé foutou (fruit de l’arbre à pain coupé en tranches et frit) ou de biscuits salés. Les objets du quotidien ne manquent pas non plus, de la carafe en plastique aux brûleurs de gazinière. Une pile de pagnes colorés savamment posée sur la tête, une vendeuse accoste un groupe de voyageurs. Une ligne jaune entoure ce marché improvisé : ce sont les zemidjans, les fameux taxis-motos béninois reconnaissables à leur veston jaune, qui patientent sous le soleil.

« Il faut prévoir large »

A 11 h 24, un contrôleur prononce quelques mots en fongbé. Une partie des voyageurs se précipitent aux portes du bus, mais les habitués ne sont pas dupes. Ils attendent le dernier moment pour se lever et rejoindre la file en trottinant. « Les gens mettent du temps à s’installer, il faut prévoir large », confie le contrôleur.

Arrivée in extremis, une Ghanéenne explique en anglais qu’elle veut « partir tout de suite pour Accra » – le bus en direction d’Abidjan fait une escale dans la capitale du Ghana. Il est 11 h 43, elle pèse rapidement son bagage et prend la direction du véhicule en courant, son sac à main rouge dans les bras. « Il faut réserver soixante-douze heures maximum à l’avance, détaille David, 45 ans, chargé de l’entretien des bus. Mais beaucoup se présentent au dernier moment en espérant trouver une place. »

A 11 h 49, le conducteur fait signe à deux jeunes Ivoiriens, qui se lèvent comme un seul homme et montent précipitamment dans le véhicule. A 11 h 52, Imane sort du véhicule, la main sur la porte comme pour l’empêcher de se refermer sans elle, et appelle une « tata » qui vent des petits sachets d’eau à 50 francs CFA. A 12 h 04, l’heure du départ est passée mais le bus est toujours là. Quelqu’un descend en courant pour aller une dernière fois aux toilettes. Quatre minutes plus tard, le contrôleur s’agace et fait remonter tout le monde. Et à 12 h 19, dans une longue traînée de poussière, le véhicule s’éloigne enfin.

A la gare ATT, plus de colis que de passagers

A Cotonou, la gare routière de la compagnie ATT organise les départs pour les villes du nord du Bénin. Les usagers sont surtout des travailleurs, comme Maken, qui prend le bus pour Natitingou, à plus de 500 km, où il travaille comme mécanicien. Il fait régulièrement l’aller-retour pour ramener des pièces détachées. Nestor, quant à lui, travaille pour une société de bois à Cotonou. « Le bois est moins cher dans le nord, dit-il. Je vais y repérer des pièces et je les fais livrer ici. »

Car les bagages peuvent voyager seuls. Il suffit de déposer un paquet, d’y inscrire son nom et son numéro de téléphone sur un gros scotch blanc et de payer en fonction du poids et de la taille. En définitive, il y a souvent plus de colis que de passagers et la cour déborde de cartons, de valises, de sacs de riz… « J’envoie des pagnes à mes sœurs à Parakou [à 400 km], explique une vieille femme. Mon frère attendra à la gare demain et les récupéra. »

Un jeune homme se présente avec trois tiges de métal sur l’épaule. « Ton machin est trop long », le congédie un contrôleur. Après un jeu de Tetris, lui et ses collègues ferment comme ils peuvent le coffre surchargé, laissant des paquets éparpillés dans la cour. Le bus démarre dans un épais nuage noir. « Un deuxième devrait arriver, mais il est déjà en retard », s’impatiente un voyageur.

Cette série sur les gares routières en Afrique subsaharienne a été coordonnée par Sidy Cissokho, chercheur associé au sein du projet African Governance and Space (Afrigos), hébergé par l’Université d’Edimbourg. Elle est la prolongation d’une collaboration avec Michael Stasik lors de la European Conference of African Studies à Bâle en 2017, puis à l’occasion d’un numéro spécial de la revue Africa Today consacré aux gares routières en Afrique.

Sommaire de notre série « Gares routières, cœurs battants de l’Afrique »

A travers le regard de journalistes et d’universitaires, Le Monde Afrique interroge ces lieux de transit qui racontent une tranche de la vie des Kényans, des Ivoiriens, des Sénégalais, des Béninois, des Ghanéens ou des Sud-Soudanais.