Gorille photographié dans le parc de Ruhengeri, au Rwanda, le 30 novembre 2007. L’espèce est actuellement en voie d’extinction. / Themba Hadebe / AP

Un million d’espèces animales et végétales sont menacées d’extinction dans le monde : c’est l’alerte lancée, lundi 6 mai à Paris, par la Plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques.

Le rythme actuel de disparition des espèces sauvages est sans précédent dans l’histoire de l’humanité et il s’accélère, avertissent les experts. Les causes, toutes d’origine humaine, en sont la destruction des habitats naturels, la surexploitation des ressources, le changement climatique, les pollutions multiples et les espèces invasives.

Selon les chercheurs, il est encore possible d’enrayer la perte de la biodiversité, à condition de changements rapides et profonds dans notre consommation de ressources tirées de la nature. Il en va, soulignent-ils, de l’avenir de l’humanité.

Aither : Quelle serait l’échéance avant un point de non-retour ? L’a-t-on déjà atteint ?

Franck Courchamp : Il est difficile d’y répondre précisément, car le point de non-retour est assez abstrait et multidimensionnel. Pour certaines espèces, il est déjà passé. Des centaines ont déjà disparu à jamais. Certains écosystèmes sont dégradés de manière permanente. Ainsi, plus de 400 zones marines (cumulées, elles représentent la taille de la Grande-Bretagne) sont totalement mortes (plus aucune vie ne s’y développe). 83 % des zones humides ont disparu et ne réapparaîtront pas d’elles-mêmes.

Mais sur le million d’espèces que l’on estime en voie d’extinction, il n’est pas trop tard pour en sauver une grande partie. La nature est extrêmement résiliente : elle peut rebondir rapidement dès qu’on relâche la pression. Les rhinocéros blancs d’Afrique australe sont passés d’une vingtaine dans les années 1970 à plusieurs milliers maintenant, grâce à un plan d’action volontaire et ambitieux. Pendant ce temps-là, on a perdu le rhinocéros noir…

Antoine : Y a-t-il, comme pour le climat, des scénarios prédisant l’impact de la chute de la biodiversité sur les sociétés humaines ?

Franck Courchamp : Oui, une part importante de ce rapport de 1 700 pages est consacrée aux scénarios et aux solutions possibles. Elles existent. La biodiversité apporte à l’humanité toutes ses sources de nourriture, beaucoup de matériaux (le bois pour se chauffer et cuisiner), les médicaments (70 % des anticancéreux sont directement ou indirectement tirés de la nature), la purification de l’eau et de l’air, la limitation du réchauffement climatique, la pollinisation (75 % de nos cultures sont pollinisées par des animaux), la fertilisation des sols, etc. Une chute de la biodiversité, en tant que service qu’elle rend à l’humanité ou pour les ressources qu’elle produit, engendrera des conflits et des déplacements de masse. A l’heure actuelle, plus de 2 500 conflits dans le monde sont liés directement aux ressources en eau et en biodiversité…

Alex : Quels sont les moyens en France de préserver la biodiversité ? Les agences françaises ont-elles les moyens de ces ambitions ?

Franck Courchamp : Les moyens, notamment économiques, sont totalement inadéquats. Il y a des institutions, une équipe de chercheurs, un secteur économique et d’innovation de premier plan. Mais les fonds ne sont pas encore – du tout – à la hauteur. L’ambition française doit être à la hauteur de sa responsabilité dans le monde : cinquième pays en termes de richesse de biodiversité (avec les Territoires d’outre-mer), parmi les pays les plus riches, nous devons montrer l’exemple et mener le reste des pays en matière d’environnement. D’autant plus depuis que les Etats-Unis ont laissé la place libre de ce côté.

JYK : Je suis végétarien et j’ai la conviction que le végétarisme généralisé résoudrait l’ensemble des problèmes que nous rencontrons en termes de biodiversité. Qu’en pensez-vous ?

Franck Courchamp : On perd en déforestation l’équivalent du Portugal tous les ans, principalement pour l’élevage du bétail (en Amérique du Sud) et les plantations d’huile de palme (Asie du Sud-Est). La biomasse de tous les mammifères terrestres (la « masse cumulée » de tous ces animaux) se répartit comme suit : 36 % d’humains, 60 % pour le bétail et seulement 4 % d’animaux sauvages… Si chacun d’entre nous mangeait moins de viande – en se rappelant qu’on n’est pas carnivores, mais omnivores –, alors on aiderait à relâcher la pression sur la biodiversité. Et, en même temps, celle sur notre porte-monnaie et celle sur notre santé.

Mr Green : A-t-on besoin de toutes les espèces ?

Franck Courchamp : Non, bien sûr. On n’a pas besoin de tout, certaines espèces remplissent des rôles écologiques similaires à d’autres. Mais à partir de combien d’espèces perdues a-t-on un effondrement des systèmes ? Si un avion perd un boulon en vol, ce n’est pas trop grave, il y a d’autres boulons pour tenir l’ensemble. Un deuxième ou un troisième, c’est plus stressant.

A partir de combien de boulons perdus vous arrêtez de monter dans l’avion ? Autres questions : a-t-on besoin du beau papillon jaune vu dans notre enfance ? De girafes de Nubie (qui ont perdu 97 % de leurs effectifs en trente-cinq ans) ? Du Kilimandjaro ? Ne doit-on conserver que ce dont on a besoin pour survivre ? N’a-t-on pas aussi comme responsabilité d’arrêter de détruire les espèces vivantes, y compris celles dont on n’a pas « besoin » ?

Shimshim : Le mouvement Nous voulons des coquelicots réclame l’abandon de tous les pesticides. Un tel abandon serait-il rapidement suivi d’effets sur le plan de la biodiversité ? Pourquoi le lobby de l’agrochimie est-il si puissant en France ?

Franck Courchamp : La France est, je crois, la troisième nation mondiale pour l’agriculture, la première en Europe. Son pouvoir économique y est fortement lié et, donc, les lobbys de l’agriculture intensive (et de la pétrochimie) sont historiquement puissants. Mais les recherches montrent que l’agriculture intensive n’est pas la solution, ni pour l’environnement, ni pour la santé du consommateur, ni même pour le revenu de l’agriculteur.

Les rendements un peu moins faibles des agricultures raisonnée et biologique sont largement compensés par les économies en pesticides divers. Et on sait maintenant de quelle façon obtenir des rendements équivalents en mélangeant les espèces végétales, en réinstallant les haies qui sont des abris pour les prédateurs des nuisibles des champs, en réduisant le gaspillage des denrées alimentaires, etc.

Guillaume : Cinq mois que le pays est en crise à cause, à l’origine, de quelques centimes de plus à la pompe. Pensez-vous vraiment qu’il y ait un quelconque espoir alors que les décisions à prendre sont sans commune mesure avec ces quelques centimes ?

Franck Courchamp : Si l’on savait à quel point notre pouvoir d’achat sera amputé dans le futur proche par les répercussions de la baisse de la biodiversité, on réaliserait que c’est le combat n° 1 à mener. Tous les autres combats sont secondaires et tous découlent de celui-là. Les gens réagissent évidemment à ce qui les touche directement. Il faut montrer à quel point nous dépendons de la biodiversité, à quel point on sera tous touchés directement par son effondrement.

Hugo : A quoi bon faire des efforts dérisoires quand 3 milliards d’humains vont s’ajouter au désastre déjà causé ?

Franck Courchamp : Les efforts ne sont pas dérisoires. Si des centaines de milliers de gens ne s’étaient pas mobilisés depuis des décennies pour la biodiversité et l’environnement, la situation serait bien pire. Nous aurions perdu bien plus d’espèces, d’écosystèmes. La question revient à dire : je suis dans un canot de sauvetage au milieu de l’océan et mon canot prend l’eau. A quoi bon écoper si tout le monde n’écope pas ? Je vois bien que mon voisin de gauche n’écope pas aussi vite que moi, ni celui de droite. Donc, s’ils ne font pas leur part du boulot, je n’écope pas, ça sert à rien. Non ! Même si je suis le seul à le faire, j’écope comme un fou ! Sans relâche, en criant aux autres qu’ils doivent aussi le faire si on veut s’en sortir tous ensemble. Aucun effort n’est dérisoire. Rappelez-vous du colibri de Pierre Rabhi… Sauf que nous sommes des milliards de colibris, et qu’ensemble nous avons un pouvoir extraordinaire.

Lulu : Je suis dévastée par ce genre de nouvelle. Que puis-je faire, de ma place de citoyenne, face à l’inaction coupable des dirigeants du monde ?

Franck Courchamp : Chacun d’entre nous a deux cartes dans sa manche. D’abord, la carte d’électeur : les politiciens font ce que les électeurs veulent s’ils veulent être élus. Votez pour ceux qui mettent l’environnement en premier lieu. Ensuite, la carte de crédit : vos choix de consommation font une différence énorme (moins de viande, moins d’emballages, moins d’huile de palme, etc.). Il faut juste qu’on se rappelle que, pour être heureux, il y a d’autres moyens que d’aller s’acheter une nouvelle paire de chaussures…

PapaB : Nos enfants sont continuellement confrontés à ces informations sur l’évolution dramatique de l’état de notre planète, de leur monde. Comment leur redonner espoir ?

Franck Courchamp : Les générations plus jeunes semblent bien plus informées que nous. Et c’est évidemment celles qui sont le plus concernées. Nous leur laissons une planète dévastée, n’ayons pas peur des mots, et leur génération sera dans une situation inédite dans l’histoire de l’humanité. Soit parce qu’ils seront ceux qui trouveront la solution pour sortir de ces crises environnementales, soit parce qu’ils seront ceux qui en souffriront le plus…

Mais il y a des milliers de génies, des centaines de milliers de surdoués, des millions de gens compétents, pleins de ressources et particulièrement courageux, et la nouvelle génération a le savoir de l’humanité dans son smartphone : je suis optimiste, la génération d’avant moi a réussi à aller sur la Lune, il n’y a pas de défis qui ne soient à la portée de la génération d’après moi.