Un bus sénégalais à Pikine, en banlieue de Dakar, en février 2019. / Zohra Bensemra

Dakar, 2009. Pour Khadim, la gare de Pompiers est une jungle. « C’est Katanga ! », aime-t-il à répéter, sans qu’on sache trop s’il fait référence à l’anarchie supposée régner dans cette région de la République démocratique du Congo (RDC) ou à la richesse de cette même province, truffée de minerais précieux.

Lorsque je rencontre Khadim, cela fait déjà une dizaine d’années qu’il exerce son métier. Il est connu et reconnu dans la gare. Il ne fait pas partie des innombrables chauffeurs attendant le départ, ni des nuées de vendeurs qui arpentent le site à la recherche de clients pour écouler toutes sortes de biens, ni même de ceux qui tiennent l’une des boutiques ceinturant le lieu. Après une adolescence agitée, plusieurs années d’apprentissage et quelques années de conduite sur les routes du Sénégal, Khadim est devenu « coxeur » : il participe au chargement des bagages et à l’encaissement des clients en partance, en échange d’un pourcentage sur le prix du trajet. Sa profession est stigmatisée, souvent présentée comme le symptôme du fonctionnement archaïque du transport de passagers dans le pays. Et pourtant, il l’aime.

Créée au début des années 1960, la gare de Pompiers tenait son nom de la caserne de pompiers qui la jouxtait. Il s’agissait en fait d’un parking géant de la superficie d’environ quatre terrains de football. Là s’arrêtaient différents types de véhicules allant de la voiture sept-places aux cars, en passant par les minibus. Cette gare, la plus importante du Sénégal, pouvait accueillir jusqu’à 20 000 personnes par jour, voyageurs et travailleurs du site compris. De là, les véhicules partaient vers l’ensemble des villes du pays, mais aussi vers l’international. En 2014, « Pompiers » a fermé et la gare routière a été déplacée à Pikine, en bordure de la capitale.

Une pratique réprouvée

Retour il y a dix ans. Khadim ne travaille comme coxeur que trois à quatre jours par semaine, et uniquement pour les cars à destination des capitales régionales. Pourtant, à cause de ses tours de travail, l’homme est parfois contraint de rester plusieurs semaines dans la gare sans rentrer chez lui. Alors forcément, il trouve des petites combines pour occuper son temps libre. C’est comme ça qu’il a commencé le « thiomcom », une pratique qui consiste à orienter des clients alpagués dans les gares ou ses abords vers une ligne sur laquelle il ne travaille pas. En échange, il touche une commission sur le prix du billet.

La pratique est réprouvée car elle va à l’encontre du cloisonnement de la gare en lignes correspondant chacune à des équipes de coxeurs précises. En fait, le « thiomcom » crée une catégorie de coxeurs volants, qui échappent à l’autorité des chefs de ligne censés encadrer leur travail pour le compte des regroupements de chauffeurs, qui, eux, chapeautent l’ensemble du site. Bien que le lieu soit officiellement celui de la municipalité, ce sont d’abord les associations professionnelles et leurs représentants qui en règlent le quotidien, s’assurant au passage de toucher un pourcentage sur le prix du voyage.

Pour toucher le « thiomcom », Khadim se poste donc à l’entrée de la gare, d’où il part à la recherche de ses clients. Lorsqu’il en trouve un en partance sur une ligne dont il sait qu’il pourra trouver un accord avec les coxeurs, il l’y amène et empoche une commission de 300 francs CFA (0,46 euro), voire 1 000 francs CFA pour un départ le jour même.

Pour convaincre le passager, Khadim a développé plusieurs techniques. C’est d’autant plus nécessaire qu’il peut se retrouver en concurrence avec d’autres coxeurs à la recherche de pourboire. Alors il « cible », « regarde de quoi a l’air la personne » et adapte sa façon de parler, d’aborder ou même de se présenter, de façon à la mettre en confiance. Khadim parle un très bon français et maîtrise les différents niveaux de langage du wolof.

L’équipe des « karatékas »

Les campagnes électorales sont une aubaine. Lors de celle de 2000, il a d’ailleurs capitalisé sur l’image sulfureuse du lieu et des coxeurs pour intégrer l’équipe des « karatékas » et assurer la sécurité des meetings du président. Lors d’une autre campagne, l’un de ses collègues aimait se vanter d’avoir extorqué 250 000 francs CFA (381 euros) à un homme politique local pour organiser une réunion de militants qui n’a finalement jamais eu lieu, parce qu’il avait inventé les pseudo-militants de toutes pièces.

Des minibus à la gare de Patte d’oie, à Dakar, en juillet 2008. / Normand Blouin / REUTERS

En cas de grosse rentrée d’argent et lorsqu’il ne dilapide pas tout « en faisant la fête », comme il dit, Khadim envoie des liquidités à sa femme et ses enfants, dans leur village en banlieue de Dakar. L’affaire est compliquée pour quelqu’un qui passe jusqu’à trois à quatre semaines d’affilée dans la gare, jour et nuit. Alors pour ne pas se faire voler son argent, le coxeur l’investit rapidement dans un bien physique comme un portable ou un manteau, qu’il revend au moment de rentrer chez lui pour disposer à nouveau d’argent liquide. A moins qu’il ne fasse parvenir l’argent à sa famille par l’intermédiaire des chauffeurs en partance de la gare, qui le remettent aux femmes de son village qui vendent des fruits sur le bord de la nationale.

Auréolé de la bravoure d’avoir rattrapé un délinquant, et sans doute aussi parce qu’il vieillissait et qu’il faisait des crises de paludisme aiguës à répétition, Khadim a décidé, quelques années avant la fermeture de la gare, de se concentrer sur son activité de coxeur. Sa notoriété nouvelle, sans doute combinée à son image sulfureuse passée, lui donne un certain succès auprès des différentes gargotières de la gare. Mêlée à la compétition que celles-ci se livrent pour fidéliser leurs clients, sa réputation lui permet d’obtenir des crédits de leur part. Même sans un sou en poche, il se vante de pouvoir prendre jusqu’à trois petits-déjeuners sans rien payer.

Réorganisation des départs

Suite à la réorganisation du schéma de circulation de Dakar, tout cela s’est arrêté. La gestion du nouveau site, la gare des Baux-Marâichers, à Pikine, a été confiée à un entrepreneur sénégalais jusqu’ici spécialisé dans le transport touristique. Après le déménagement de la gare et la réorganisation des départs qui l’a accompagnée, les premiers temps ont été difficiles pour Khadim. Rentrées d’argent plus minces, nombre de clients en baisse, tout comme les commissions laissées par les chauffeurs au coxeur. Après un ou deux ans, Khadim a quand même réussi à retomber sur ses pieds et fait même partie de ceux qui ont le mieux réussi à s’en sortir.

Aujourd’hui, il continue de se poster à l’entrée de la gare, où il alpague le client pour la ligne pour laquelle il travaille désormais. Il a cependant laissé de côté le « thiomcom » et, semble-t-il, une grande partie des petits business qu’il avait par ailleurs. Le temps qu’il passe chez lui avec sa femme, ses enfants et ses petits-enfants dépasse même désormais celui qu’il passe dans la gare. Une autre vie.

Cette série sur les gares routières en Afrique subsaharienne a été coordonnée par Sidy Cissokho, chercheur associé au sein du projet African Governance and Space (Afrigos), hébergé par l’Université d’Edimbourg. Elle est la prolongation d’une collaboration avec Michael Stasik lors de la European Conference of African Studies à Bâle en 2017, puis à l’occasion d’un numéro spécial de la revue Africa Today consacré aux gares routières en Afrique.

Sommaire de notre série « Gares routières, cœurs battants de l’Afrique »

A travers le regard de journalistes et d’universitaires, Le Monde Afrique interroge ces lieux de transit qui racontent une tranche de la vie des Kényans, des Ivoiriens, des Sénégalais, des Béninois, des Ghanéens ou des Sud-Soudanais.