Un homme accroche une affiche électorale dans le township de Mitchell’s Plain, au Cap, le 13 mars 2019. / Mike Hutchings / REUTERS

« Pour nous, la démocratie se résume à trois choses : la mort, la drogue et le chômage. » Pull à capuche et poing sur la table, Fadiel Adams vocifère, attablé dans un fast-food du centre commercial de Mitchell’s Plain, un township majoritairement « coloured » situé en périphérie du Cap, en Afrique du Sud. Le mouvement extrémiste qu’il dirige, Gatvol Capetonians (« les Capétoniens en ont ras-le-bol »), revendique la sécession de la province du Cap-Occidental et le renvoi par bus « des migrants noirs venus des autres provinces ». « Regardez les serveurs, les vendeurs des magasins : ils sont tous noirs, personne ne vient du quartier alors que les jeunes y sont tous assis à ne rien faire », enchaîne-t-il.

Ce plombier métis de 43 ans voulait se présenter aux élections générales du mercredi 8 mai, mais la commission électorale a rejeté sa demande au motif que le nom de son parti était trop vulgaire (« gatvol » est un juron en afrikaans). Très actif sur les réseaux sociaux et lors des manifestations contre le manque de services publics qui éclatent un peu partout en Afrique du Sud, il reste néanmoins flou sur le nombre exact de membres qui auraient rejoint son mouvement, encore embryonnaire. Accusé de dérive raciste par les partis traditionnels, il précise ne pas être « anti-noir, juste pro-marron, car personne d’autre n’est là pour nous défendre ».

Métissage forcé

L’apparition des Gatevol Capetonians, en 2018, n’est pourtant que le symptôme d’un ras-le-bol général qui gagne la communauté « coloured » en Afrique du Sud. Constituant l’une des quatre catégories raciales créées par le régime de l’apartheid – avec les Blancs, les Noirs et les Indiens –, ils estiment être les éternels laissés-pour-compte de la nation « arc-en-ciel » voulue par Nelson Mandela.

A l’origine, les « Coloured » sont issus du métissage forcé, souvent par le viol, entre colons et indigènes khoïsan, survenu au XVIIe siècle, à l’arrivée des premiers Blancs. Enrichie par des mélanges avec les populations esclaves venues notamment de Malaisie, cette communauté représente aujourd’hui 9 % de la population du pays mais près de la moitié des habitants de la province du Cap. Derniers descendants des autochtones, ils s’estiment les propriétaires légitimes d’un pays dont ils auraient été spoliés, d’abord par les Européens et désormais par les ethnies noires majoritaires, les Xhosa et les Zoulou, arrivées plus tardivement dans ce coin du continent. « Les migrants des autres provinces n’ont aucun attachement à cette terre, ils viennent juste y travailler », poursuit Fadiel Adams.

Le père de famille balance ses statistiques et dresse un tableau apocalyptique de son township. « Pour aller à l’école, mes enfants doivent passer devant trois gangs différents. Un garçon coloured a trois fois plus de risques de mourir violemment qu’un garçon noir. On en enterre 60 chaque mois, explique-t-il. On paye des impôts, on consomme dans les centres commerciaux, mais tout cet argent va en priorité aux Noirs. » Comme beaucoup de Blancs sud-africains, il critique la politique de discrimination positive du gouvernement, le « Black Economic Empowerment », qui à ses débuts privilégiait les seuls Noirs et oubliait les autres catégories raciales historiquement discriminées.

Psychodrame

Certains en viennent même à regretter le temps de l’apartheid. « Il faut reconnaître que c’était beaucoup mieux organisé. Et au moins on pouvait marcher dans la rue », lâche Yvonne, une infirmière de 65 ans croisée un peu plus loin, qui désespère d’être « trop vieille pour émigrer ».

Suivez l’actualité africaine : rejoignez « Le Monde Afrique » sur WhatsApp !

Seule province détenue par l’Alliance démocratique (DA, opposition), le Cap-Occidental pourrait rebasculer dans l’escarcelle du Congrès national africain (ANC, au pouvoir) après les élections, alors que le parti de Nelson Mandela a mené une campagne agressive et que la DA souffre de luttes intestines. Le psychodrame qui a entouré le départ de la maire coloured du Cap, Patricia de Lille, a déçu énormément de partisans de la DA. Soupçonnée de corruption – ce qu’elle dément – et poussée à la démission, elle a depuis fondé sa propre formation et mène la vie dure à son ancien parti. « La DA s’en est juste servie pour rafler les voix des Coloured, ils sont autant corrompus que l’ANC », estime Dean Cerff. Comme tous ses amis, cet étudiant de 19 ans de Mitchell’s Plain le sait : le 8 mai, il n’ira pas voter.

Retrouvez notre série « Afrique du Sud : les inégalités au cœur des élections »

L’Afrique du Sud se rend aux urnes le 8 mai pour les sixièmes élections générales de son histoire démocratique. Vingt-cinq ans après la fin du régime de l’apartheid, le pays de Nelson Mandela est en plein doute : depuis 2018, d’après la Banque mondiale, la société sud-africaine est la plus inégalitaire du monde. Le Monde Afrique propose une série de reportages à Alexandra, à Sandton et au Cap, autant de points de tension, où les inégalités se manifestent de façon criante.