De gauche à droite : les marottes de « kébé-kébé » font référence à l’histoire (l’explorateur Pierre Savorgnan de Brazza), aux mythes fondamentaux (la mère des jumeaux), aux cosmogonies (le serpent comme principe de la connaissance), à la maîtrise des forces de la nature (le maître du serpent), à l’esthétique (la beauté de la femme). / DR

Tribune. Depuis le rapport de Bénédicte Savoy et Felwine Sarr (2018) sur les œuvres artistiques et culturelles mal acquises par la France dans ses anciennes colonies d’Afrique, la question de l’expertise et de la restitution de ces biens se pose, au-delà de celle de la réparation mémorielle. Selon ces experts, entre 85 et 90 % du patrimoine artistique et culturel africain se trouve dans les collections publiques ou privées en Occident, où à peine 10 % de ces pièces sont exposés dans les musées.

L’AfricaMuseum de Tervuren, en Belgique, en compte 180 000, contre 90 000 en France, où 77,77 % sont au musée du Quai-Branly, dont 9 000 pièces proviennent du Tchad, 7 838 du Cameroun, 7 590 de Madagascar, 6 910 du Mali, 3 951 de Côte d’Ivoire, 3 157 du Bénin, 2 593 du Congo-Brazzaville, 2 448 du Gabon, 2 281 du Sénégal, 1 997 de la Guinée et 22 235 d’ailleurs. Les deux tiers ont été acquis de 1865 à 1960, et un tiers après 1960.

Les experts précités subordonnent la restitution de ces biens à la demande expresse des Etats africains concernés, qui ne sont pas tous pressés de les réclamer malgré les 500 musées modernes capables de les recevoir sur le continent. Le Bénin réclame 26 œuvres à la France depuis 2016 et la Côte d’Ivoire 148 pièces. Le Burkina Faso, le Mali et le Gabon ont créé des commissions nationales pour dresser la liste des œuvres rapatriables.

Selon le rapport de l’entreprise française de cotation du marché de l’art Artprice (2018), sur les 15,48 milliards de dollars (environ 13,8 milliards d’euros) de ventes aux enchères mondiales, l’Afrique ne représente que 1,2 %, contre 37,9 % aux Etats-Unis, 26,2 % en Chine, 22,2 % au Royaume-Uni, 4,5 % en France et 8 % ailleurs. Mais le continent offre d’importantes opportunités de gains aux collectionneurs.

Jusqu’à 1 million d’euros

Par exemple, parmi les œuvres venues du Congo-Brazzaville figurent 221 marottes sacrées rares, utilisées par les hommes dans les cérémonies de kébé-kébé, société traditionnelle et initiatique de la tribu mbosi et de l’ethnie tégué, dans le nord du pays. Les rapporteurs de ces œuvres sont les administrateurs des colonies, les missionnaires religieux, les marchands d’art et les chercheurs. Leur cheminement par dons, legs et ventes les situe actuellement dans les musées du Royaume-Uni, de France, de Suisse, d’Allemagne, des Pays-Bas, du Canada et d’ailleurs. Leurs cotes s’apprécient de plus en plus sur le marché de l’art.

La vente aux enchères de cinq marottes de types I (réservées aux initiations collectives) et II (liées aux initiations individuelles) de la collection Pierre Vérité a atteint les cotes inédites de 350 000, 900 000 et 1 million d’euros en 2006, en France, pour des pièces offertes ou acquises pour quelques dizaines d’euros au Congo. Ces cotes sont un mauvais signal du marché, intensifiant le trafic des marottes de kébé-kébé, au risque de faire disparaître à jamais cette société si des dispositions de contrôle ne sont pas prises à temps, comme l’inscription de ces œuvres au patrimoine mondial de l’Unesco.

Sur les 221 marottes de kébé-kébé répertoriées en France, 20 % sont de type I, 8 % de type II et 72 % de type III, comprenant les marottes d’apparat et ordinaires, réservées aux cérémonies festives et aux compétitions ouvertes aux profanes, dont la marotte sacrée du serpent, pouvant s’élever par pur magnétisme jusqu’à 50 mètres, mystère du kébé-kébé défiant les lois de la pesanteur. Représentations anthropomorphiques et polychromes des divinités du panthéon des tribus concernées, ces marottes sont des livres contenant les principes de l’harmonie universelle ; porteuses des valeurs morales et spirituelles, elles sont destinées à former le citoyen à l’excellence.

Disparition des savoirs

Les marottes d’apparat équipent la robe des marionnettes exécutant, toujours debout, leur chorégraphie. Les marottes ordinaires équipent la robe des marionnettes à la danse spectaculaire et qui tournent au ras du sol comme des toupies. Ces œuvres sont des condensés de géométrie, d’arithmétique et d’architecture. Longues d’une coudée, elles sont divisées à l’image de l’hypogée et de l’épigée d’une termitière, conformément au canon universel de l’esthétique des formes (Φ = 1,6180), vecteur de l’équilibre et de la croissance des espèces dans la nature.

Levier de la robe, la marotte ordinaire en contrôle la régularité du mouvement et des formes. Le produit de la coudée par 6 donne l’homme royal de l’Egypte antique (π = 3,14), vecteur de la croissance de l’espace. C’est la longueur de chacun des huit côtés égaux de la robe en raphia de kébé-kébé, dont l’ajustement décrit plusieurs figures géométriques sacrées. Transmis par voie initiatique, ces savoirs disparaissent lentement, comme les corps de métiers qui les utilisent : sculpteurs, tisserands, architectes…

Ainsi, les œuvres d’art africaines alimentent le marché mondial par des voies peu réglementaires, au détriment du patrimoine local, où elles sont en harmonie avec les cosmogonies locales. Si les enchères sur ce marché peuvent enrichir les artistes africains, la sauvegarde des œuvres sacrées rares et anonymes nécessite une protection universelle et des meilleures conditions de conservation en Afrique.

Emmanuel Okamba est maître de conférences en sciences de gestion à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée.