Le doigt marqué à l’encre violette, Godfried Bila regarde la foule qui entoure le président sud-africain venu voter, puis le ciel, alors que quelques gouttes de pluie se sont mises à tomber. « Dans nos cultures africaines, la pluie est toujours un bon présage », veut-il croire. Sans la moindre hésitation, ce père de famille de 42 ans de Soweto a donné son vote au parti au pouvoir en Afrique du Sud, le Congrès national africain (ANC) :

« C’est tout simple : je voterai toujours ANC, car c’est eux qui nous ont libérés. »

Vingt-cinq ans après la fin de l’apartheid, 26 millions de Sud-Africains étaient appelés aux urnes mercredi 8 mai pour les sixièmes élections générales de leur histoire démocratique. Les bureaux de vote ont ouvert à 7 heures et, d’après la commission électorale indépendante, le scrutin se déroule sans trop d’encombre, mis à part la pluie. Cinq bureaux de vote sur plus de 22 000 n’ont pas pu ouvrir à cause d’échauffourées, des bureaux ont manqué temporairement de bulletins de vote et deux personnes âgées sont mortes alors qu’elles faisaient la queue. Les bureaux fermeront à 21 heures, et les premières estimations ne sont pas attendues avant jeudi au petit matin.

Malgré une économie morose, des affaires de corruption à n’en plus finir et un chômage hors-norme, le parti de Nelson Mandela part favori de ce scrutin, et devrait même conserver sa majorité au Parlement. Cyril Ramaphosa, qui a accédé à la présidence en février 2018 après la démission forcée du sulfureux Jacob Zuma, devrait donc conserver son fauteuil de président.

« Celui qui construit ne peut pas être celui qui détruit »

Dans l’école primaire du quartier où il a grandi à Soweto, le bureau de vote était noir de monde mercredi matin, lorsque le président et sa femme sont venus mettre leurs bulletins dans l’urne. « C’est la dernière chance que je leur donne », lâche Inocentia, en sortant de la salle de classe. « Trop de corruption, trop de déceptions… », poursuit-elle. Mains dans les poches, foulard aux couleurs de l’ANC noué sur les cheveux, Jane Mlabila est plus diserte. « Moi je me serais abstenue si ce n’était pour Cyril », explique cette mère de famille de 56 ans, qui se dit « fière » qu’il vienne de son quartier.

« Je crois en lui, je suis sûre qu’il va faire revivre le parti », poursuit-elle. « C’était l’un des pionniers de la lutte. Lorsque Mandela et les autres étaient en prison ou en exil, lui était là sur le terrain, avec nous. Il a contribué aux fondations de ce pays. Celui qui construit ne peut pas être celui qui détruit », se rassure t-elle, en pensant aux errements de l’ère Zuma.

« L’Afrique du Sud ne peut plus faire face à tant de malfaisance »

Leader syndicaliste de poids dans les années 1980, Cyril Ramaphosa était le dauphin tout désigné de Nelson Mandela, avant que la branche de Thabo Mbeki ne mette le grappin sur la présidence. Déçu, Ramaphosa s’est tourné vers le monde des affaires, où il a fait fortune. Mais sans jamais oublier ses ambitions politiques. Fin tacticien, il a pris sa revanche en décembre 2017 en se faisant élire d’un cheveu à la tête de l’ANC.

Après avoir voté, entouré d’une foule compacte mêlant agents de sécurité, militants, curieux et journalistes du monde entier, Cyril Ramaphosa s’est dit « formidablement confiant » :

« Notre nation peut voir qu’avec ce vote s’annonce une nouvelle aube, un nouveau commencement, un renouveau. »

Vice-président, il aura battu la coulpe de son parti tout au long de la campagne, promettant d’en finir avec la corruption qui exaspère les Sud-Africains.

« Désormais nous connaissons nos faiblesses, nos erreurs, et nous en sommes désolés. Et partout où nous allons, les gens acceptent nos excuses, parce que seuls ceux qui ne font rien ne font pas d’erreur. L’Afrique du Sud ne peut plus jamais faire face à autant de malfaisance, de manœuvres sordides et de corruption généralisée. »

« Il faut être fou pour voter pour eux »

Si son opération de rédemption semble convaincre les plus âgés, le cœur de l’électorat ANC, les jeunes se montrent plus partagés. Bardés de tee-shirts et de drapeaux du parti de gauche radicale des Combattants pour la liberté économique (EFF, pour Economic Freedom Fighters, en anglais), Jabulani Mhohoko et Brendon Mkhize chahutent. « Votez EFF ! Même si vous portez un tee-shirt ANC, votez EFF ! », scandent-ils. « L’ANC est complètement corrompu, il faut être fou pour voter pour eux », estime Brandon.

Un peu plus loin dans la queue, Nomvulo, 28 ans, accompagne son amie Daniellah, 24 ans, et les deux affichent leurs désaccords. La première a préféré s’abstenir. « Voter ne sert à rien. L’ANC s’en mettra plein les poches de toute façon », explique Nomvulo.

Daniellah enchaîne : « C’est son opinion. Nous les Noirs, si on va à l’école, c’est grâce à l’ANC. Si on a des maisons, c’est grâce à l’ANC. » Nomvulo lève les yeux au ciel et la coupe. « Et tous les bidonvilles alors ? Je me suis inscrite pour un logement il y a quatre ans, et rien. Ma mère aussi, et elle est morte avant d’en voir la couleur », poursuit la jeune femme.

La différence entre les deux : Nomvulo est au chômage depuis cinq ans, comme 27 % de la population sud-africaine, alors que Daniellah est employée comme animatrice communautaire. « Elle mange avec ceux de l’ANC, c’est pour ça qu’elle dit ça », termine Nomvulo, avant de s’engouffrer dans le bureau de vote.