Matthias Pintscher - Edito mai 19 - Ensemble intercontemporain
Durée : 02:19

Bien que György Ligeti (1923-2006) appartienne à la génération radicale des compositeurs nés dans les années 1920, les Luigi Nono, Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen, il s’en distingue nettement par son rapport à l’histoire. Pour lui, l’avant-garde relève du miroir aux alouettes et l’amnésie esthétique conduit irrémédiablement à une impasse. Au sein de son vaste catalogue, rien ne saurait mieux illustrer cette position que les quatre concertos qu’il a livrés entre 1966 et 2002. Les présenter au cours d’un même concert constitue un défi rarement tenté.

C’est à la réalisation de ce grand chelem – comme on dirait dans le champ sportif, que rejoint parfois ici la performance musicale – que s’est attelé, vendredi 10 mai, l’Ensemble intercontemporain (EIC), dans la grande salle de la Philharmonie de Paris, bien remplie pour l’événement. Pour beaucoup de compositeurs, la musique est un art du temps, mesuré, maîtrisé, magnifié… Pour Ligeti, le temps est, au contraire, brouillé, dénaturé, au point de passer pour une simple conséquence de « travaux » dans l’espace. Donner les concertos de l’iconoclaste Hongrois dans un ordre chronologique ne serait donc d’aucun intérêt pour apprécier la spécificité de sa trajectoire.

Couples antagonistes

L’EIC les a regroupés selon une autre logique, édifiante, par couples antagonistes. En commençant par le Concerto pour piano (1988). Avec ses transes rythmiques, il apparaît un peu comme Le Sacre du printemps d’un Ligeti alors sous influence subsaharienne, avant de se fixer dans un désert où les sons deviennent flasques comme les montres molles de Salvador Dali. La combinaison d’un piccolo jouant dans le bas de sa tessiture et d’un basson sollicité dans le suraigu produit un effet magique : timbre insolite, notes incertaines, expression indéfinissable.

Quand l’animation reprend la main (celle du pianiste aux allures de prestidigitateur comme celle du chef, fauteur de troubles au sens propre), le Ligeti des Etudes pour piano pilote le concerto : science du rythme complexe, art du trompe-l’œil… Le compositeur place la barre très haut. Sébastien Vichard s’en accommode avec l’aisance d’un gymnaste et la poésie d’un baladin pour réussir une des plus belles interprétations de l’œuvre qu’il nous ait été donné d’entendre.

Longuement applaudi par le public et par ses partenaires, le pianiste cède sa place à un autre soliste, le corniste Jens McManama, pour le Concerto hambourgeois (1998-2002), clin d’œil tant à la ville de Hambourg, où résida longtemps Ligeti, qu’aux fameux Concertos brandebourgeois de Jean-Sébastien Bach. Sobre, épurée, presque sacrée, cette partition va très loin dans la recherche de l’inouï. Localement par la présence dans l’orchestre de quatre cors naturels aux intonations crispantes et globalement par la succession de séquences ouvertes sur le vide. Jens McManama l’investit avec beaucoup de douceur.

Triangle des Bermudes

Après l’entracte, le parti janusien du programme oppose les deux concertos utilisant comme soliste un instrument à cordes. Celui pour violoncelle (1966), interprété de manière très intériorisée par Pierre Strauch, se plaît à désorienter l’auditeur. En lui faisant perdre le nord (de longues tenues, sans directions mélodiques ou rythmiques) ou en le plongeant dans une sorte de triangle des Bermudes des sons (micropolyphonies qui donnent le tournis).

Plus sophistiqué dans le brouillage des repères, le Concerto pour violon (1992) en appelle à la subversion généralisée (entre autres par un quatuor d’ocarinas surgi du pupitre des bois) sur fond de mélancolie magyare dont la soliste, Hae-Sun Kang, restitue toute la saveur lyrique. Experts en dosage infinitésimal et techniciens hors pair, les membres de l’EIC auront réalisé un parcours idéal sous la direction inspirée de Matthias Pintscher pour prouver que les inclassables créations de Ligeti font plus que résister à l’épreuve du temps.

https://live.philharmoniedeparis.fr/concert/1097298/