« Zoologie ». Souvenez-vous de vos cours de sciences naturelles sur la vision. Dans la rétine des vertébrés cohabitent deux types de photorécepteurs : des cônes et des bâtonnets. Les premiers perçoivent la lumière forte et distinguent les couleurs ; les seconds enregistrent les intensités faibles et fonctionnent en noir et blanc. Résultat : la nuit, tous les chats sont gris. Les plus assidus se souviennent peut-être que nous autres humains – à l’exception des daltoniens – disposons de trois types de cônes, couvrant chacun un spectre lumineux différent. Et un seul type de bâtonnet. Il en va à peu près de même de tous les vertébrés, mammifères, oiseaux, poissons : ils affichent deux à quatre types de cônes et des bâtonnets tous identiques.

Mais le monde des abysses est un univers particulier. A 2 000 mètres de profondeur, l’œil humain ne perçoit plus la lumière du jour. Sans éclairage artificiel, la nuit paraît insondable. Pourtant, de nombreuses créatures habitent ces grands fonds. Que voient-elles et comment ? Une équipe internationale vient de lever ce voile, et les conclusions qu’elle livre dans la revue Science battent en brèche nos connaissances.

Leur étude est essentiellement macromoléculaire. L’équipe coordonnée par Walter Salzburger, professeur de zoologie à l’université de Bâle, a étudié les génomes de 101 espèces de poissons. Elle a découvert que celles vivant dans les grands fonds avaient perdu les gènes dévolus à la production des protéines actives dans les cônes. « Surtout, nous nous sommes aperçus que ces poissons disposent de nombreux gènes qui produisent différents types de bâtonnets », souligne Fabio Cortesi, chercheur à l’université du Queensland (Australie). Pas un, donc, ni deux – comme chez de rares espèces, les harengs, les anguilles –, mais cinq, dix et jusqu’à trente-huit.

La dirette argentée dispose sur la rétine de quatorze types de bâtonnets photorécepteurs pour percevoir la couleur malgré la quasi absence de lumière au fond des océans. / Pavel Riha, université de Bohème du Sud

L’heureuse détentrice de ce record se nomme la dirette argentée. Ce poisson plat d’une trentaine de centimètres de long, muni de pointes ventrales aiguisées et d’un œil surdimensionné, dispose de l’appareil génétique pour produire ces trente-huit types d’opsines, les fameuses protéines qui enregistrent la couleur. Sur sa rétine, les chercheurs en ont retrouvé quatorze. Des pigments distincts qui réagissent, chacun, à un spectre très précis et offrent au poisson une vision, en couleurs… de l’invisible.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Non seulement, ces bâtonnets permettent sans doute à l’animal d’utiliser les infimes traces de lumière disponibles pour déceler ses partenaires. « Mais aussi, très probablement, pour repérer ses proies, essentiellement des crustacés bioluminescents, et ses prédateurs, comme les poissons dragons », précise Zuzana Musilova, professeure assistante à l’université Charles de Prague, première signataire de l’article.

Ce poisson lanterne, très abondants dans les abysses, dispose de cinq types de bâtonnets photorécepteurs. Son corps est couvert d’organes luminescents. / Wen-Sung Chung, University of Queensland

Sans doute, très probablement… Les chercheurs veulent prendre toutes les précautions. Les études génétiques, la reconstitution des protéines en laboratoire, et les modélisations bio-informatiques vont en effet toutes dans ce sens. Mais compte tenu de l’hostilité du milieu, la preuve absolue n’a pas été rapportée in situ.

Une chose est certaine toutefois : sur la rétine de la dirette, les zoologistes ont découvert plusieurs couches de bâtonnets, dont l’une affiche « les photorécepteurs les plus longs jamais observés », souligne Fabio Cortesi. Autre incongruité, ces derniers sont munis d’un pigment particulier que les chercheurs ont baptisé « filtre jaune ». Avec ces lunettes de soleil, la dirette pourrait mieux voir venir les prédateurs attaquant d’en haut.

Si cette découverte promet d’inspirer les fabricants de caméras ou de détecteurs visuels, les zoologistes entendent continuer à « traquer l’inconnu ». En espérant trouver de tels systèmes visuels chez des poissons de surface. « On pourrait alors tout vérifier par des expériences comportementales », dit Fabio Cortesi. Le rêve du zoologiste.